Mouvement de 1995 : « Intellectuels citoyens : la solidarité en actes »

Entretien accordé à L’Humanité le 9 décembre 1995, trois jours après la publication de l’appel de soutien aux grévistes du mouvement de novembre et décembre 1995

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Henri Maler, professeur de philosophie, est l’un des initiateurs [1] de l’appel de soutien aux grévistes, dont « l’Humanité » a publié le texte dans son édition du 6 décembre. [Appel reproduit à la fin de cet entretien]

Où en est la pétition qu’avec d’autres vous avez lancée ?.

Henri Maler. Le nombre de signataires ne cesse de croître. L’appel a gagné assez largement la province. Même si les conditions de centralisation ne sont pas excellentes, nous avons dépassé les cinq cents signatures. Ce sont des intellectuels, au sens large du terme, des artistes, des universitaires, beaucoup de jeunes chercheurs, et aussi des médecins, des avocats. Nous avons eu le souci de ne pas faire figurer en tant que tels des responsables politiques, bien qu’un grand nombre nous aient fait savoir qu’ils auraient volontiers signé. Aujourd’hui, beaucoup de signataires s’emparent de ce texte pour le faire vivre dans le mouvement social à travers de nombreuses initiatives de réflexion et de communication aux différents secteurs du mouvement gréviste. Nous pensons que l’appel appartient à ceux qui l’ont signé et non pas à ses seuls initiateurs. Nous sommes informés du fait qu’on fait état dans le mouvement syndical de notre initiative comme d’un élément mobilisateur. Juste retour des choses lorsqu’on se souvient qu’un certain nombre d’intellectuels avaient cru nécessaire de conseiller les puissants sur ce qu’étaient les réformes les mieux adaptées au peuple sans même consulter ce dernier.

Où en est, à votre avis, aujourd’hui, le mouvement que votre appel soutient ?

Il me semble qu’il arrive à un tournant. Lui fait défaut, à l’évidence, une perspective politique qui ne saurait s’improviser puisqu’elle n’existait pas auparavant. De son côté, le gouvernement n’ouvre aucune issue. Il n’envisage pas d’abandonner ses plans qui sont à l’origine du mouvement gréviste, ni même d’ouvrir au plus haut niveau des négociations significatives. Je suis par ailleurs frappé par la position de ce pouvoir qui propose le dialogue sur des réformes qu’il considère lui-même comme in-négociables. Toutes les décisions gouvernementales sont prises par avance, comme le montre l’actuel vote des ordonnances à l’Assemblée nationale. Dans le même temps, la télévision de service public n’hésite pas à utiliser des moyens qu’on croyait révolus, pour priver non seulement les syndicats mais les grévistes de la parole qu’on affecte de leur donner. Cette attitude ne peut que contribuer à radicaliser le mouvement et à accroître la lucidité de ceux qui le mènent. Enfin, il est appréciable que des intellectuels, dont on prétendait qu’ils se contraignaient ou qu’ils étaient réduits au silence, s’efforcent d’amplifier leur solidarité en mettant leur activité au service du mouvement social.

Quelles nouvelles initiatives comptez-vous prendre ?

Chacun parle dans le cadre d’une signature qu’il a donnée en son nom propre. Mais toute initiative, dès lors qu’elle se situe dans un contexte de solidarité avec les grévistes, est bonne à prendre. La question se pose de manifester de façon un peu plus centrale cette solidarité. Cela sera mis en discussion, samedi, à Paris, au cours d’une assemblée générale. Il s’agit de faire en sorte que ceux dont la voix est étouffée trouvent à travers l’activité des intellectuels le moyen de s’exprimer. Sans pour autant que ceux-ci parlent à leur place.

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Voir aussi, ici même, une tribune de 1996 : Mouvement social de 1995 : « Pourquoi tant de hargne ? » - Réponse à Claude Lefort. Et, 20 ans plus tard : « Hiver 1995 : l’affrontement politique s’étend aux intellectuels », deux entretiens de décembre 2015.

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Appel de solidarité avec les grévistes

« Face à l’offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu’il est de notre responsabilité d’affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s’apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n’a rien d’une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui est, en fait, une défense des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l’égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C’est le service public, garant d’une égalité et d’une solidarité aujourd’hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme, que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C’est l’école publique, ouverte à tous, à tous les niveaux, et garante de solidarité et d’une réelle égalité des droits au savoir et à l’emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C’est l’égalité politique et sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes. Tous posent la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Tous posent également la question de l’Europe : doit-elle être l’Europe libérale que l’on nous impose ou l’Europe citoyenne, sociale et écologique que nous voulons ? Le mouvement actuel n’est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d’un départ vers plus de démocratie, plus d’égalité, plus de solidarité et vers une application effective du préambule de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958. Nous appelons tous nos concitoyens à s’associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l’avenir de notre société qu’il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement. »

Notes

[1Yves Benot, Michel Riot-Sarcey, Denis Berger, Catherine Lévy, Sophie Walhnish, Yves Sintomer, Maguy Bacqué, Henri Maler, Maya Surduts, Jacques et Danièle Kergoat. [Précisions de 2024. Le texte de l’appel ainsi signé était le produit de deux textes, l’un de Michel Riot-Sarcey, Denis Berger et Henri Maler, l’autre d’Yve Benot et Catherine Lé.vy. Cette dernière l’a soumis à Pierre Bourdieu qui l’a modifié pour lui donner sa forme finale.]