Petit lexique pour temps de grèves et de manifestations

Version initiale, publiée sur le site d’Acrimed, plusieurs fois enrichie et complétée [1]

La langue automatique du journalisme officiel est une langue de bois officielle.

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« Réforme » : Quand une réforme proposée est imposée, cela s’appelle « LA réforme ». Et s’opposer à cette réforme devient : le « refus de la réforme ».

« Réformistes » : Désigne ou qualifie les personnes ou les syndicats qui soutiennent ouvertement les réformes gouvernementales ou se bornent à proposer de les aménager. Les partisans d’autres réformes constituent un « front du refus ».

« Modernisation » : Synonyme de « réforme » ou de l’effet attendu de « LA réforme ». La Modernisation est, par principe, aussi excellente que laréforme... puisque, comme l’avait fort bien compris, M. de La Palisse, fondateur du journalisme moderne, la modernisation permet d’être moderne. Et pour être moderne, il suffit de moderniser. Le modernisme s’oppose à l’archaïsme. Seuls des esprits archaïques peuvent s’opposer à la modernisation. Et seuls des esprits tout à la fois archaïques, réactionnaires et séditieux peuvent avoir l’audace et le mauvais goût de proposer de subordonner la modernisation au progrès social. D’ailleurs, la modernisation est indifférente à la justice sociale, que la modernité a remplacée par l’« équité ». Voir ce mot.

« Équité » : Désigne le souci (on parle de « souci d’équité »... qui permet de réduire des avantages (relatifs) de certains salariés au lieu de les faire partager à tous. Ce terme est sans emploi s’agissant des prétendues « élites », exemptées de quelque concession par leur naturel « souci d’équité ».

« Privilèges » : Désigne les avantages (relatifs) dont disposent certains salariés par comparaison à d’autres, mais non les avantages exorbitants dont disposent les tenanciers de tous les pouvoirs au détriment de ceux sur lesquels ces pouvoirs s’exercent. Les tenanciers des médias, par exemple, disposent de quelques avantages qu’ils doivent à leur seul mérite, tandis que les infirmières, les cheminots ou les enseignants, sont des privilégiés.

« Inégalités » : Ne désigne que les rapports entre les salariés du public et les salariés du privé. Tous les autres rapports sont « conformes à l’équité ».

« Concernés » : Se dit des secteurs ou des personnes qui sont immédiatement visés par « la réforme ». Sinon, dire : « les cheminots ne sont pas concernés par la réforme des retraites » ou « les enseignants ne sont pas concernés par la décentralisation ». Vous pouvez pousser le souci de la rigueur jusqu’à affirmer que « les cheminots ne sont pas directement concernés ». Dans les deux cas, vous pouvez même ajouter qu’ils « se sentent menacés ». D’où l’on peut déduire ceci : se sentir menacé, ce n’est pas être menacé, et, en tout cas, être ou se sentir menacé, ce n’est pas être concerné.

« Malaise » : Se dit du « trouble », plus ou moins profond, qui peut aller jusqu’au « mal-être », vécu ou ressenti par une profession. Au printemps 2003, le « malaise » affecte particulièrement les enseignants. Le « malaise » peut se traduire par des « revendications » qui sont alors que des « symptômes ». Le « malaise » et ses « symptômes », diagnostiqués par les éditorialistes et les experts, réclament un « traitement » approprié.

« Grogne » : Un des symptômes les plus graves du « malaise », un signe de l’animalité privée de mots des « grognons » [2]. Les grèves et les manifestations se traduisent par « un mouvement de grogne » (entendu sur LCI).

« Troupes » : Mode d’existence collective des grévistes et des manifestants, quand ils répondent (ou se dérobent) aux appels et aux consignes des syndicats. Parler de « troupes de manifestants », de « troupes syndicales », de syndicats qui mobilisent leurs « troupes » (ou qui « ne contrôlent pas leurs “ troupes” »).

« Troubles sociaux » : Se dit des effets de la mobilisation des « troupes ». Un journaliste rigoureux se garde généralement de les désigner comme des « soubresauts », ainsi que le fait au cours du journal télévisé de 20 h sur TF1 le mercredi 28 mai 2003, le bon M. Raffarin.

« Pagaille » : Se dit des encombrements un jour de grève des transports. Par opposition, sans doute, à l’harmonie qui règne en l’absence de grèves.

« Galère » : se disait (et peut se dire encore...) des conditions d’existence des salariés privés d’emploi et des jeunes privés d’avenir, vivotant avec des revenus misérables, de boulots précaires en stages de réinsertion, assignés à résidence dans des quartiers désertés par les services public, sans loisirs, et subissant des temps de transports en commun démesurés. Mais tout cela était (et restera sans doute...) invisible à la télévision et sans responsables facilement identifiables. En somme, tout ça ne constitue pas, pour les médias, une information bien "sexy". En revanche, « Galère » se dit désormais des difficultés de transports les jours de grève : on peut aisément les mettre en images (cf. les contre-plongées dans la gare de Lyon) et les imputer à un coupable désigné, le gréviste. C’est une information décisive, dont les télévisions ne se lassent pas.

« Noir » : Qualifie un mardi de grève. On parlera alors de « mardi noir ». Peut également se dire des autres jours de la semaine. « Rouge » est la couleur réservée aux embouteillages des week-end, des départs ou des retours de vacances.

« Surenchère » : Se dit, particulièrement au Figaro, de tout refus des mesures imposées par le gouvernement, dont l’attitude au contraire se caractérise par la « fermeté ».

« Durcissement » : Se dit de la résistance des grévistes et des manifestants quand elle répond à la « fermeté » du gouvernement, une « fermeté » qui n’est pas exempte, parfois d’ « ouverture ».

« Ouverture » : Se dit des opérations de communication du gouvernement. L’ « ouverture » se traduit par des « signes ». Les « signes d’ouverture » traduisent une « volonté d’apaisement ». Ne pas confondre avec cette autre ouverture : « l’ouverture de négociations », qui pourrait manifester un dommageable « recul ».

« Apaisement » : Se dit de la volonté que l’on prête au gouvernement. Par opposition au « durcissement » de la mobilisation. Voir « ouverture ».

« Concertation » : Se dit des réunions convoquées par un ministre pour exposer aux organisations syndicales ce qu’il va faire et pour écouter leurs doléances, de préférence sans en tenir aucun compte. Selon les besoins, la « concertation » sera présentée comme un équivalent de la « négociation » ou comme son substitut. Le gouvernement est toujours « ouvert » à la « concertation ». Voir « ouverture ».

« Négociations » : Selon les besoins, tantôt synonyme, tantôt antonyme de « concertation ». On est prié de ne pas indiquer que, à la différence de la « concertation », la « négociation » est généralement terminée avant d’avoir commencé. Inutile aussi de souligner ce miracle : au printemps 2003, dix heures de « négociation » ont suffi au gouvernement pour ne céder que sur les quelques points qu’il avait déjà prévu de concéder.

« Dialogue social » : Se dit des rencontres où un ministre parle aux syndicats, par opposition au « conflit social », comme si le « dialogue » n’était pas généralement de pure forme : destiné à dissimuler ou à désamorcer le « conflit ».

« Pédagogie » : Devoir qui, pour les journalistes communicants, s’impose au gouvernement (plus encore qu’aux enseignants...). Ainsi, le gouvernement fait preuve (ou doit faire preuve...) de « pédagogie ». Tant il est vrai qu’il s’adresse, comme nos grands éditorialistes, à un peuple d’enfants qu’il faut instruire patiemment.

« Essoufflement » : Se dit de la mobilisation quand on souhaite qu’elle ressemble à ce que l’on en dit.

« Ultras » : Désigne, notamment au Figaro, les grévistes et les manifestants qui ne se conforment pas au diagnostic d’ « essoufflement ». Vaguement synonyme d’ « extrême gauche », lui-même synonyme de... au choix ! Autre synonyme : « Jusqu’au-boutistes ».

« Usagers » : Se dit de l’adversaire potentiel des grévistes. Peut également se nommer « élèves qui préparent le bac » et « parents d’élèves inquiets ».

« Otages » : Synonyme d’ « usagers ». Terme particulièrement approprié pour attribuer les désagréments qu’ils subissent non à l’intransigeance du gouvernement, mais à l’obstination des grévistes. « Victimes » des grèves, les « otages » sont d’excellents « clients » pour les micros-trottoirs : tout reportage doit les présenter comme excédés ou résignés et, occasionnellement, solidaires.

« Opinion publique » : S’exprime dans les sondages et/ou par l’intermédiaire des « grands journalistes » qui lui donnent la parole en parlant à sa place. Quelques exemplaires de l’opinion publique sont appelés à « témoigner » dans les journaux télévisés. Les grévistes et les manifestants ne font pas partie de « l’opinion publique », qui risque de (ou devrait...) se retourner contre eux.

« Témoins » : Exemplaires de la foule des grévistes et manifestants, interrogés en quelques secondes à la télé ou en quelques lignes dans les journaux. Le « témoin » témoigne de ses affects, jamais de ses motifs ou du sens de son action. Seuls les gouvernants, les « experts » et l’élite du journalisme argumentent, connaissent les motifs, et maîtrisent le sens. L’élite pense, le témoin « grogne ». Voir ce mot.

« Expert » : Invité par les médias pour expliquer aux grévistes et manifestants que le gouvernement a pris les seules mesures possibles, dans l’intérêt général. Déplore que les « grognements » des « jusqu’auboutistes » (voire des « ultras « ), ces privilégiés égoïstes et irresponsables (voir « corporatisme « ), empêchent d’entendre le « discours de raison » des artisans du « dialogue social »)

« Contribuables » : Nom que porte l’opinion publique quand elle paie des impôts qui servent au service public. Quand l’argent public est dépensé pour consentir des avantages fiscaux aux entreprises, cet argent n’a plus d’origine identifiée. On dira : « les régimes de retraites du secteur public sont payées par les contribuables ». On ne dira pas : « les exonérations de charges consenties aux entreprises sont payées par les contribuables ».

« Corporatisme » : Mal qui menace n’importe quelle catégorie de salariés qui défend ses droits, à l’exclusion de tenanciers des médias.

Henri Maler et Yves Rebours

Mots-clés :

Notes

[1Ce lexique, publié en 2003 sur le site d’Acrimed a connu plusieurs actualisations avec ma participation, disponibles sur ce site : version enrichie en 2010 (version republiée en 2018, puis à nouveau complétée en 2020, et à nouveau en 2023.

La version initiale a été également publiée en octobre 2010 sur le site « Les mots sont importants » (LMSI), sous le titre « Bréviaire de la haine (anti-gréviste) ».

[2. Lire sur le site d’Acrimed :« La grogne » : manifestants et grévistes sont-ils des animaux ? ».