Niuta

Longtemps, très longtemps, c’est par bribes que j’ai appris de ta vie ce qui t’avait menée jusqu’à moi.

Longtemps, très longtemps, j’ai attendu de mon père le récit dont il ne m’a livré que quelques détails, arrachés, un à un et de loin en loin, à son silence. Accablant.

Dans l’appartement de deux pièces où je vivais alors avec lui, rien ne signalait ton existence, pas même une photo. Mais mon père croyait sans doute me protéger de ma douleur, en me protégeant de la sienne. Ses mots, s’il avait été moins parcimonieux, m’auraient été plus précieux que les papiers déclassés que j’ai découverts alors que j’avais dix ans quand j’ai trouvé, dans le grenier, une petite valise marron, désajustée, désarticulée. Elle gisait sous un amas de matériel électrique, témoin lui aussi de la fin d’une histoire : celle de l’atelier d’artisan que mon père avait ouvert avant la guerre. Je n’invente pas la banalité vraie de cette découverte : une petite valise marron perdue dans un grenier, enfermant des imprimés administratifs et des photographies, des reliquats visibles de ton existence, des auxiliaires potentiels de ma mémoire, des substituts à celle dont j’étais privé.

Ce que je n’avais pas appris de la vive voix de mon père attendait là, sans que je le sache. Longtemps, trop longtemps et à plusieurs reprises, j’ai parcouru ces archives sans les lire et entrevu ces photographies sans les regarder. À de rares exceptions près.

Dans cette boîte à souvenirs, reposaient deux exemplaires de la Dépêche du Midi. Le premier, daté du 11 juillet 1933, le second daté du 31 octobre 1951. Entre ces deux dates, l’histoire française de mes parents. En page 6 du numéro de juillet 1933, cette annonce : « Université de Toulouse. Institut électrotechnique de Toulouse. Ont obtenu le diplôme d’ingénieur électricien de l’Université de Toulouse (session juin-juillet 1933) ». Suit une liste et, dans cette liste, un nom : Maler (mention passable). En page 4 du second exemplaire de La Dépêche du Midi, le récit d’un fait divers qui m’a laissé orphelin.

Plusieurs fois, au fil des ans, j’ai ouvert et refermé la petite valise, déclassé et reclassé les pièces de ce dossier qui ne me rappelaient rien d’autre qu’une irrémédiable absence. En dépit de quelques secousses velléitaires, séparées par de longues années, je n’ai jamais osé les exhumer vraiment. Je romps aujourd’hui soixante ans d’esquives et de pudeur défensives.

En 2014, j’ai décidé de me rendre en Pologne, ton pays natal. Et il a fallu les préparatifs de ce voyage pour que je m’arrête vraiment sur les traces déposées dans la boîte à souvenirs et que ces traces murmurent enfin ce qu’aucun récit ne m’avait transmis. C’est alors seulement que j’ai tenté de revenir sur mes souvenirs morcelés et désordonnés : ces fragments de ma mémoire que le temps avait disjoints. C’est alors seulement que j’ai tenté de classer dans leur ordre chronologique les papiers et les photographies, ces dépouilles de ton histoire, et d’agencer ainsi une biographie. La voici.

Une moindre biographie que je dois au moins à mes enfants : Matthieu et Isabel, nés de deux mamans différentes. Mes descendants ont en commun une grand-mère qu’ils n’ont pas connue. Ils m’ont fait comprendre, chacun à sa façon, que je devais interrompre la transmission du silence, de mon silence.

* * *

Laisse-moi te dire, Niuta, comment je t’ai cherchée en feuilletant les reliques réunies dans la petite valise, te faire entendre le bruissement des papiers froissés et te montrer ces photos que n’anime pour moi aucun souvenir de toi.

Si j’en crois la photocopie de la déclaration de ta naissance, enregistrée par un rabbin, la fille de Chaskiel et Ruchla Szternfinkiel est née en 1914 à Lublin, 34 rue Foska (aujourd’hui rue du 1er mai). Tu te prénommes Fradla - prénom que j’ai longtemps retenu sans l’avoir jamais prononcé quand j’étais un tout jeune enfant - Fradla-Serla, précisément, si j’en crois l’état civil. Parfois, mon père, t’appelait par ton surnom : « Niuta ». Je l’adopte désormais, sans l’avoir jamais prononcé : tardive intimité.

Une attestation, obtenue quand Fradla Szternfinkiel est déjà en France, indique, Niuta, que tu as obtenu le baccalauréat en 1930 à Lublin. La boite à souvenirs n’a recueilli aucun autre document administratif sur ta scolarité, avant une nouvelle attestation fournie six ans plus tard : âgée alors de vingt-deux ans seulement, tu as obtenu, certifié le 30 juin 1936, un diplôme de littérature à l’Université de Varsovie. Le sujet de ton mémoire de licence a pour titre : « Alfred de Vigny, œuvre en prose ». Je déteste Alfred de Vigny. Mais ce n’est pas sans naïve fierté que je me dis : « Peu de femmes alors devaient obtenir, en Pologne, une licence ».

De ta jeunesse polonaise, il ne reste qu’un petit carnet de minuscules photographies que tu as emportées avec toi ou que tu as peut être reçues après ton départ de Pologne. Quel est ce lac où, rieurs, des jeunes gens, agglutinés sur une barque, posent pour la photo ? Qui sont-ils ? Des étudiants sans doute. Je me plais à imaginer que l’un d’eux fut le bénéficiaire de tes premiers émois amoureux.

Un an après avoir obtenu ton diplôme, tu viens à Paris, munie d’un passeport établi le 28 juillet 1937 à Lublin. Le visa, délivré de 30 juillet 1937 par le consul de France à Varsovie, stipule : « Visa délivré pour un seul voyage en France et retour délivré pour l’Exposition internationale de 1937 et ne pouvant être ni prolongé ni renouvelé ». Le document précise  : « Le titulaire ne pourra occuper aucun emploi en France ». Il n’en sera rien et ton passeport sera plusieurs fois renouvelé, avec pour dernière date de validité le 15 juillet 1940.

Manifestement, tu n’es pas venue à Paris pour visiter l’Exposition universelle et tu as déjà songé à prolonger ton séjour. À peine arrivée, en août 1937, tu suis des cours de vacances à l’Alliance française. En septembre, tu t’inscris à l’École pratique de langue française de l’Alliance. Un livret universitaire établit ton inscription à la Faculté de lettres de Paris pendant deux ans, en 1937-1938 et 1938-1939, ainsi que la liste des cours que tu as suivis. Tu es alors domiciliée 13, Rue Rollin.

Près de quarante ans plus tard, en parcourant, une nouvelle fois, ce livret, je me suis souvenu que cette adresse m’avait frappé alors que je vivais dans un petit studio, au deuxième étage du 76 rue du Cardinal Lemoine, à deux enjambées de la Place de la Contrescarpe. À quelques mètres près, la porte de l’immeuble où je logeais faisait face à la rue Rollin. Un jour, je me suis rendu au numéro 13, m’arrêtant devant la porte et contemplant les fenêtres dans le vain espoir que les lieux me parlent de toi.

Je n’y avais pas songé alors, mais je t’imagine aujourd’hui quittant ton logement et descendant la rue du Cardinal Lemoine pour te rendre à la Sorbonne. Tu t’engages dans la rue Clovis et, après avoir négligé l’entrée du Lycée Henri IV, tu débouches sur la place du Panthéon et tu longes la Bibliothèque Sainte Geneviève. Par la rue Cujas, tu rejoins la rue Saint Jacques que tu traverses, avant d’emprunter la rue Victor Cousin que tu descends pour atteindre la Place de la Sorbonne. Puis, franchissant le porche de la faculté, tu te rends à tes cours. Au terme d’un trajet qui fut le mien pendant plusieurs années. Sans doute as-tu été plus studieuse que je ne le fus moi-même et plus sérieuse que l’étudiant dépenaillé qui passait plus de temps au café de la Sorbonne ou dans les cinémas du quartier que dans les amphithéâtres. Et peu m’importe si cette complicité tardive est illusoire.

À Paris, tu ne te bornes pas à étudier la littérature française. En 1938, tu suis les cours de « L’École pratique des soins de beauté », 19 rue Auber, Paris 9ème. Peut-être prenais-tu le métro Place Monge directement jusqu’au métro Opéra à proximité de l’École. Tu obtiens le 15 juillet un « Diplôme de capacité en massage facial, massage général du corps et tous soins esthétiques » signé par le Docteur Peytoureau, auteur - je l’ai appris depuis - d’un Manuel de face-massage et de massage capillaire, publié en 1936.

Que représentaient pour toi ces soins esthétiques ? Par quel concours de circonstances as-tu suivi ces enseignements ? Qu’attendais-tu de ton diplôme ? Qu’il te donne des moyens d’existence ?

Quelles étaient tes ressources ? Comment vivais-tu ? Quels furent tes amours, s’il y en eut ? Quelle jeune femme étais-tu, avant que l’histoire ne rende incertaines tes études de littérature et frivoles tes apprentissages de soins de beauté ?

1er septembre 1939, La Wehrmacht envahit la Pologne. Le 3 septembre, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Et dès le lendemain, le 4 septembre 1939, comme l’établit le document d’adhésion que j’ai sous les yeux, Fradla-Serla Szternfinkiel, « s’est inscrite comme volontaire dans l’Armée Polonaise en France », avant même qu’un accord conclu entre l’Ambassade de Pologne et le gouvernement français n’officialise cette armée et que les Polonais de France ne la rejoignent massivement.

La jeune esthéticienne que tu es devenue change alors de formation ! Le 19 septembre 1939, la « Croix Rouge Française - Association des Dames Françaises » atteste que Fradla-Serla « a suivi avec assiduité les cours de soins d’urgence » et a été « nommée comme auxiliaire de l’Association des Dames Françaises ». Le 9 février 1940, la « Croix Rouge Française – Union des femmes de France » te délivre un diplôme d’auxiliaire « Z » et, à la même date un « Diplôme simple d’infirmière ». Tu es alors domiciliée 19 rue Monge.

Qu’as-tu ainsi préparé ou accompli ? Une participation à la guerre ? Les documents imprimés, évidemment, ne le disent pas.

Comme ils ne disent pas à quelle assiduité correspond la carte d’étudiante qui, établie le 19 février 1940, confirme ton inscription en 1939-1940 à la Faculté de lettre de l’Université de Paris. Cette carte est-elle seulement un sauf-conduit, destiné à sauver les apparences ? Cherches-tu, à la fois, à protéger ta présence en France et à couvrir d’autres activités ? Rien pourtant ne semble désarmer ta volonté farouche de poursuivre tes études. C’est sans doute à ta demande que Ruchla, ta mère, fait établir par un notaire de Lublin une attestation, signée le 26 mars 1940, de conformité à l’original d’une copie de ton diplôme de Licence de littérature obtenu en Pologne. Et c’est à Toulouse que, le 4 décembre 1940, l’Office polonais de cette ville certifie la traduction en français de cette attestation.

Entre-temps, tu as quitté Paris.

* * *

Le 14 juin 1940, les Allemands sont entrés dans la capitale. Quatre jours plus tard, le 18 juin, c’est le consulat de Pologne à Toulouse qui valide la prolongation de ton passeport pour un an. Ainsi, tu as quitté Paris avant même que ne soit instituée la « Zone libre » par la convention d’armistice signée le 22 juin 1940. Sur les raisons et les conditions de ton départ précipité et de ton arrivée à Toulouse, les documents se taisent. Mais le 20 août 1940, sur un papier à en-tête du Ministère des communications », le receveur des PTT délivre à Szternfinkiel Fradla, « évacué (sic) de Paris 5e », un reçu de « 3 fiches A portant l’indication de son nouveau domicile », qui n’est pas mentionné.

Quatre mois plus tard, le 23 décembre 1940, signée de ta main, une déclaration sur l’honneur d’obtention du baccalauréat en 1930 est enregistrée par l’Office Polonais de Toulouse, celui-là même qui, le 4 décembre, a certifié la traduction de l’attestation notariale de ton diplôme de Licence. C’est sans doute munie de ces attestations que tu reprends rapidement tes études en t’inscrivant aux « Cours supérieur (sic) réservés aux étudiants étrangers » durant le 1er semestre 1941-1942. Bilan : le 19 juin 1942, tu obtiens un « Diplôme pour l’enseignement du français à l’étranger », délivré par l’ « Institut normal d’études françaises » de la Faculté des lettres de l’Université de Toulouse.

Jusque-là, tu as échappé à la « Loi relative aux ressortissants étrangers de race juive », promulguée le 3 octobre 1940, qui prévoyait leur recensement et leur internement, alors que, pendant ces mêmes années, les juifs de Pologne, plus encore que les juifs en France, éprouvent la fureur nazie.

Mars 1941 : les Allemands regroupent les juifs de Lublin dans un ghetto. L’as-tu appris ? Et si oui, comment ? Quelles nouvelles te sont parvenues ? Est-ce à ton diplôme décerné par la Croix-Rouge que tu dois d’avoir obtenu de cette organisation qu’elle transmette le message que tu as envoyé, le 29 octobre 1941, à Ruchla, ta mère ?

Ton message est adressé au 24 rue Saint Nicolas [ulica Świętego Mikołaja] : une rue située au cœur du ghetto de Lublin. Le tampon de la Croix Rouge est daté du 10 novembre 1941. Tu as écrit :

> « Chers,

Heureusement, j’ai reçu un message de mon père. Chez moi tout va bien. Moniek [diminutif de Moshe, prénom de ton frère] envoie de l’argent, même si je n’en ai pas besoin. Est-ce que vous recevez quelque chose de vos proches ou de Monka ? Je vous embrasse, petite maman et papa. »

Qui est Monka ? Je ne sais pas. Quel est ce message « heureusement » reçu ? Rien ne l’indique. Mais plus de deux mois plus tard, le 23 janvier 1942, Chaskiel, ton père, te répond, au verso du message précédent, toujours par l’intermédiaire de la Croix Rouge qui transmet cette réponse le 9 avril 1942.

« Chère Niuto

Nous sommes tous en bonne santé. Nous avons reçu de Paris et de notre famille un paquet de nourriture et une chaussure. Nous avons des nouvelles de Mońka. Frymeta est avec nous. »

Adressée à Niuto (et non à Niuta), signée de Chaskiel (et non de Ruchla à qui était adressé ton message précédent), cette réponse est tapée à la machine, alors qu’il est improbable que Chaskiel en ait eu une en sa possession. Faute de langue ou confuse allusion, il mentionne la réception d’une chaussure : une seule ? Ne reste que de maigres informations sur les nouvelles que Mosche auraient données et sur la présence de Frymeta, la première épouse de Moshe. Comment ne pas penser que le message a été censuré et la vérité dissimulée ?

Le tampon de la Croix Rouge est daté du 9 avril 1942. À la date inconnue où tu reçois ce dernier message, tes parents, prétendument « en bonne santé », sont peut-être déjà décédés ou sont sur le point d’être envoyés à la mort. Quand ont-ils été conduits dans un camp d’extermination ? Et lequel ? À Belzec où, en dix mois, entre mars et décembre 1942, plus de 450 000 personnes, juives pour la plupart d’entre elles, ont été gazées ? Ou à Majdanek, à deux kilomètres environ du centre de Lublin ? Qu’as-tu appris, quand et comment ? De tout cela, je ne sais rien.

Et toi-même, que sais-tu quand, le 5 août 1942, un fonctionnaire de « L’État français », comme il se nomme, certifie que la traduction de ton acte de naissance, « extrait du registre du Rabbin de la ville de Lublin », est « véritable et conforme à l’original ». Cette certification de « L’État français » est frappée d’un tampon du « Bureau des affaires étrangères. Bureau des Polonais de Toulouse ». À quel usage est destiné cet acte qui authentifie une origine juive ?

Peut-être ne sais-tu rien encore sur le sort de tes parents quand tu reçois, daté du 10 septembre 1942 et établi à ton adresse, 5 rue Joubert, un extrait (vierge) de ton casier judiciaire établi par le ministère de la Justice. Mais pour quel usage, alors que l’étau de la collaboration se resserre sans doute autour toi ?

Quelle est la force de vie qui t’anime quand, après avoir obtenu, en juin 1942, ton « Diplôme pour l’enseignement du français à l’étranger », tu renouvelles, en 1942-1943, ton inscription, certifiée le 11 janvier 1943, à la Faculté des lettres de l’Université de Toulouse, désormais « en vue du Doctorat d’Université » ? Quel est cet acharnement inaltérable à poursuivre tes études ? La poursuite d’un rêve ou la conjuration d’un cauchemar : la mort de tes parents et des tes proches ? Et, avec elle, l’extermination des centaines de milliers de juifs de Lublin. Mais le sais-tu ?

Qu’as-tu appris, quand et dans quelles circonstances ? Quand et à quel point l’horreur a-t-elle bouleversé la jeune femme dont le sourire inonde les photos de ta jeunesse polonaise ? Je n’imagine rien. Je me défends de le faire. Inimaginable est la douleur que tu as affrontée.

Qu’es-tu devenue entre janvier 1943 et décembre 1944 ? Aucun document qui suggère ce que fut ta vie pendant ces deux ans. Il ne me reste que quelques mots arrachés au silence de mon père : il m’a seulement parlé, sans rien m’en dire vraiment, de ton engagement clandestin auprès des enfants juifs. C’est alors, probablement, que tu l’as rencontré. Dans quelles circonstances ? Silence de mon père. Étrangère et juive, tu étais menacée. Il t’a hébergée et protégée. Il avait, m’a-t-il dit, deux appartements. Quand, dans l’un d’entre eux, les miliciens l’ont cherché et t’ont cherchée, vous étiez dans l’autre. Et, dans un de ces sanglots que, parfois, il ne parvenait pas à réprimer, mon père a ajouté : « Elle n’a pas été emmenée à Drancy ».

Quelques documents parlent à nouveau de toi à partir de décembre 1944. Entre cette date et novembre 1945, des bulletins de salaires, frappés du tampon SER, attestent que tu es employée comme « secrétaire » au « Service d’évacuation et de regroupement des enfants et familles juives », domicilié au numéro 4 de cette rue dont le nom grimace : « rue des Martyrs ».

Tu es, plus que jamais, devenue une résistante d’abord à Toulouse, puis à Moissac dans la Maison des enfants juifs où Isaac, mon père, a aussi travaillé en qualité d’enseignant d’électricité. Quelle est la force t’anime quand tu as contribué à la prise en charge l’accueil et la protection des enfants juifs ? Quelle était exactement ta responsabilité ? Quelle souffrance as-tu ainsi surmonté quand tu as fait face à la détresse des enfants juifs ? L’as-tu vraiment surmontée ?

Quelle force de vie t’anime encore quand tu t’inscris à la bibliothèque de la ville de Toulouse le 10 février 1945 ? La carte de la bibliothèque est d’abord établie à ton nom de jeune fille et à une adresse, 27 rue Bernard Mulé, puis elle est corrigée au nom de Françoise Maler, domiciliée 84 allée de Barcelone. Prénom : « Françoise ». Pour dissimuler ton véritable prénom, étrange et étranger ? Nom : « Maler ». Pourtant tu n’as pas encore changé d’état civil.

8 mars 1945 : l’Allemagne nazie a signé sa capitulation. Mais les enfants juifs, orphelins, doivent encore être secourus. Tu t’y emploies jusqu’en novembre 1945, date de ton dernier bulletin de salaire. Et sans doute plus tard. Longtemps, trop longtemps après, mon père m’a dit : « À Moissac, elle s’occupait des enfants juifs rescapés et orphelins. » Et il a ajouté : « Elle était… » - Quel mot a-t-il prononcé ? Je ne sais plus. « Perturbée », je crois. Ta résistance n’ a pas aboli ta fragilité.

Un autre jour, après ma naissance, évoquant les deux villes entre lesquelles vous partagiez votre existence, mon père m’a dit : « Elle ne voyageait jamais entre Toulouse et Moissac sans emmener avec elle toutes tes affaires ». Et, dans un sourire : « même ton pot de chambre ». Tu étais déjà très dérangée, « presque folle », a-t-il ajouté. Je n’ai pas pris le mot au sérieux : c’était, je l’ai cru, une banale façon de parler. Mais dire que tu deviendras, plus tard, « folle de désespoir », est-ce encore une façon de parler ?

C’est le 29 décembre 1945 que tu as épousé mon père. Qu’étiez-vous « l’un pour l’autre », comme on dit ? Jamais je ne saurai ce qu’a été pour toi ce père que tu m’as laissé, ni ce que tu as été pour lui. Et dans ses silences, j’entendais et j’entends encore la terrible défaite dont il ne s’est jamais remis et son entêtement à tourner les pages quand elles sont déchirées.

* * *

Je voudrais te parler d’Isaac, mon père, qui fut ma seule famille pendant près de vingt ans. De sa tendresse et de ses rudesses. De ses silences et de cet accent indéchiffrable que je devais être le seul - je l’ai compris plus tard - à percer sans l’entendre vraiment..

Comment sa trajectoire a-t-il croisé la tienne ? Silence de mon père dont j’ai appris peu à peu ce que fut son parcours.

Il est né en 1906 dans une famille juive de marchands de peau, à Soroki, une ville alors roumaine (devenue aujourd’hui Soroca en Moldavie). Les pillages – les pogroms - n’étaient pas rares et, dans les périodes de disette ou de famine, leurs victimes venaient voler les peaux qui séchaient en plein air pour tenter de leur arracher des lambeaux de viande. C’est cerné par cette violence et cette misère que mon père grandit. Il fait ses études à Odessa et se réclame du sionisme marxiste de Ber Bororov. Jeune étudiant, il manifeste, en 1923, contre le numerus clausus qui interdit aux juifs d’accéder à l’Université. Arrêté, il bénéficie d’un séjour de six mois en Sibérie où il rencontre des anarchistes qui font sur lui, me dit-il, une vive impression. Sur le bateau de son retour, il apprend la mort de Lénine : « J’ai compris alors, que c’était foutu pour nous. », me confie-t-il sans émotion apparente. Il décide alors avec son frère, Daniel, de se rendre en Palestine où ils rejoignent un Kibboutz et où, selon ses propres mots, ils « assèchent des marais ». Au début des années 30, les deux frères quittent la Palestine pour l’Allemagne où Daniel reste pendant quelques années : menacé par l’antisémitisme, il est exfiltré à temps vers l’Angleterre, puis au Chili par l’entreprise qui l’emploie. Isaac, lui, se rend à Toulouse où il reprend ses études et, en 1933, obtient son diplôme d’ingénieur électricien. Il travaille dans des barrages et obtient sa naturalisation en 1939. Il est aussitôt incorporé et rejoint le camp de Souge. Alors qu’il est allé chercher du bois, il se coupe le pouce avec une serpette. « Blessé de guerre », comme il me l’a répété ironiquement lui-même, il est démobilisé et rejoint Toulouse dès 1940.

Le 3 février 1941, Isaac, domicilié au 154 rue des Récollets, demande à être autorisé à exercer le métier d’artisan électricien. L’autorisation est accordée en mars. Le 14 juin, il reçoit un avis d’inscription au registre des médias et un certificat Artisanal Officiel. Il ouvre un « Atelier de constructions et réparations électriques », comme l’indique le papier à en-tête « Maler. Ingénieur I.E.T ». L’atelier est domicilié 5 rue Darquier.

Un jour, une lettre datée du 18 août 1943 est glissée dans la boîte à lettres. La voici, orthographe et ponctuation garanties d’origine.

« Monsieur Maller,

Nous Vous demandont de bien Vouloire debaracer la cour de touts les Juifs qui se trouve à Votre service et de les ranplacer par des Français nous vous feliciteron si non nous le feron nous même

Un ami

Ermeny »

Je ne sais pas exactement quand et dans quelles circonstances – expropriation ou dépôt de bilan ? – cet atelier a été fermé. Mais le grenier de mon enfance était encore encombré d’une partie du matériel que mon père avait sauvé : des carcasses de radiateurs, des rouleaux de fil électrique, des prises de courant et des interrupteurs.

Sans doute, Niuta, savais-tu tout cela quand, en décembre 1945, le fils d’un marchand de peaux a épousé la fille d’un marchand de bois de chauffage. L’équarisseur, sa femme et leurs enfants ont vécu en Roumanie. Le marchand de bois, sa femme et leurs enfants ont vécu en Pologne. Que dire de ces ascendants que je n’ai pas connus et que je n’ai donc pas perdus ? Je ne sais presque rien d’eux et rien ne m’attache à eux, si ce n’est les liens attestés d’une filiation.

Isaac, mon père, a rompu avec toute sa famille : ses parents et sa sœur qui étaient restés en Russie. Il a rompu avec son propre frère après ma naissance. Plusieurs fois, il m’a dit : « Ils étaient dans la misère et je ne pouvais rien faire pour eux : j’ai préféré qu’ils me croient mort. » Et puis, un jour, il a fini par me dire : « Ta mère n’avait plus de famille. Alors j’ai décidé et je lui ai dit que moi non plus je n’en avais plus ». Déclaration d’amour, déclaration d’amour douloureux. Ce n’était pas tout à fait exact : mon père a correspondu quelques temps encore avec son frère réfugié au Chili ; et ma mère a échangé une correspondance avec son frère, Moshe, exilé en Bolivie.

* * *

Mariée à un Français (naturalisé), tu es désormais française : le 17 février 1946, la Préfecture de la Haute-Garonne t’a délivré une carte nationale d’identité. Tu disposes d’une carte d’électrice : non signée et sans tampon sur le moindre scrutin. Le livret de caisse d’épargne que tu as ouvert le 12 juin 1945, précise désormais « femme Maler ». Tu es même titulaire d’une carte nationale de priorité valable du 15 juin au 30 novembre 1946, sans doute parce que tu es enceinte.

Onze mois après ton mariage, le 26 novembre 1946, tu donnes le jour à ton enfant. Ce jour-là, mon père t’offre une montre de marque « Genève », 18 karats (sic). La montre a disparu, le bulletin de garantie est entre mes mains.

La vie, ta vie, est de retour. Mais ce n’est pas impunément qu’elle a pris sa revanche sur le chagrin qui couve encore.

Dans la petite valise, j’ai découvert un jeu de photos. Sur quelques-unes d’entre elles, tu prends manifestement la pose pour que le moment soit solennellement fixé. Mais ces photos ne mentent pas : en les contemplant, je vois, j’ai vu souvent, tes sourires adoucis et ton regard triomphant. Je vois une femme attentive, penchée sur un berceau où sommeille un lardon, coiffé d’un bonnet ridicule : j’ai appris qu’il était moi. Je vois une mère portant fièrement dans ses bras un bambin joufflu qu’elle brandit comme un trophée. Je la vois accompagner l’enfant un peu plus âgé qui chevauche un tricycle. Je te vois avec mon père, marchant hardiment dans la rue. Je vous vois tous deux entourant cet enfant. Et je nous vois avec lui alors qu’il semble avoir environ quatre ans : comme si nous étions ensemble une dernière fois. Je me souviens de toutes ces photos, plusieurs fois contemplées, mais pas de cette femme. Ce n’est pourtant pas une étrangère : c’est ma mère.

Ces photos d’un album de famille interrompu que j’ai enfin regardées une à une m’accompagnent à Varsovie en 2014 quand je rejoins Wlodimierz (le fils de Moshe, ton frère) dont j’ai retrouvé la trace depuis peu. Et là, dans l’appartement de mon cousin, je découvre qu’il possède les mêmes. Mais ces vestiges ont un revers : au dos de chacune d’elles, tu avais écrit quelques mots avant de les envoyer à ton frère en Bolivie, les mots d’une mère comme tant d’autres, approximativement semblable aux autres, apparemment.

Je ne garde aucun souvenir de toi, alors que nous avons partagé les cinq premières années de ma vie, Aucun souvenir direct. Je te reconnais sur les photos, puisque j’ai appris à les connaître. Je me souviens de ces photos, mais d’aucune autre image. Parfois, je cherche encore le son de ta voix et l’accent polonais que ne pouvaient pas avoir effacé tes études de français. En vain, évidemment. Je ne sais rien que par ouï-dire : des lambeaux de récit arrachés aux silences de mon père et mis bout à bout au fil des ans. Je les dépose ici comme des fleurs sur ta tombe : une tombe imaginaire puisqu’il n’en existe aucune autre.

Nous avons été si violemment séparés que cette violence a englouti ma mémoire. Cette mémoire ne te connait pas. Comme si je ne t’avais jamais connue. Je me souviens de ton absence et non de l’absente. C’est de cette absence et d’elle seule que je porte le deuil. Et les mots que j’écris ici sont le seul mémorial que je peux t’offrir : les souvenirs dispersés, répartis sur plusieurs décennies, non d’une mère, mais de mes tentatives de faire sa connaissance et de reconstituer un puzzle auquel manquent à jamais les pièces principales.

Ce n’est pas seulement en fouinant dans la boîte à souvenirs et en traquant les mots de mon père que j’ai cherché à éventer les secrets de ta vie. Je les ai cherchés en d’autres lieux. Laisse-moi te dire où je les ai cherchés, où je t’ai cherchée, comment je t’ai cherchée.

En mars 2006 Je te cherche à Toulouse. Je suis ’Allée de Barcelone qui longe le canal de la Brienne. Aucun souvenir ne m’y rattache. Une péniche est à quai. Je m’approche : c’est une boîte de nuit sans doute, silencieuse et déserte en plein jour. Aucun flonflon n’échappe de sa cale et personne ne veille sur le bastingage. Ce havre de plaisirs me surprend comme une insulte. Pis : comme un viol de ce passé auquel s’arrête le récit de La Dépêche du midi.

Plus loin, le long du quai, au numéro 84, la façade blanche d’un immeuble de trois étages où nous avions vécu : je crois la reconnaître alors que je ne m’en souviens pas et que, du moins, je ne l’ai jamais revue depuis plus de soixante ans. Mon regard longe le canal et s’arrête face à la maison puis revient vers le canal. La façade a-t-elle changé ? Sinon, à quel étage vivions-nous ? Et que s’est-il passé entre la maison et le canal ? J’essaie d’imaginer, à l’affût d’une émotion douloureuse que, désemparé, je ne ressens pas.. L’eau du canal est calme : elle l’a sans doute toujours été. L’eau est trop verte pour délivrer son secret. Je reste là immobile, désolé de la minceur des mots. Ceux qui me viennent à l’esprit sont dérisoires, mais les débuts sont souvent maladroits. Je reste là un long moment, sans oser entrer dans l’immeuble. Pour demander quoi et à qui ? Mon chagrin, ce jour-là, est muet.

Autre temps, autres façades.

Quelques années plus tard, en 2014, je me rends en Pologne, à Varsovie, puis à Lublin.

En quittant la gare de Lublin, sur le chemin qui mène à l’hôtel où j’ai réservé une chambre, j’emprunte la rue Foska, aujourd’hui rue du 1er mai, et je m’arrête devant le 34. Est-ce le même numéro ? Je ne sais pas. Tu as vécu là après ta naissance dans cette maison à deux étages. Au premier étage sans doute. Je passe le porche, encadré par deux commerces (un minuscule supermarché et un énigmatique Super Cena) et je pénètre dans une courette noircie : par un dépôt de charbon, je crois. Je pense : « ils déposaient là ce qu’ils vendaient ». As-tu joué dans cette cour ? Le long de la façade côté cour, un escalier extérieur monte au premier étage. J’hésite longuement, et, finalement, je renonce à l’emprunter. C’était là-haut peut-être, il y a plus de quatre-vingt-dix ans. Je sors dans la rue : je regarde à nouveau. Tristesse.

Après un bref passage à l’hôtel, je me rends à la deuxième adresse en ma possession, 2 rue Browarna où tes parents, ton frère et toi, vous avez vécu plus tard. De petits bâtiments forment un quadrilatère : j’essaie d’en faire le tour. Sur l’une des façades, une plaque commémore Anna Langfus, ta cousine. Mais rien ne signale votre passage. J’entre dans la cour intérieure cherchant du regard d’improbables indices. Où avez-vous vécu exactement ? Je ne sais pas. Je parcours du regard les façades et je prends quelques photos. Tristesse. J’aperçois vaguement un autel au milieu de la cour : quelques fleurs autour d’une statuette de la Vierge Marie. Tout était juif, jadis ,à cet endroit. Sidéré, j’oublie de photographier cette indécente manifestation d’une expropriation.

Le lendemain, je me rends au mémorial des juifs de Lublin. Je suis reçu par sa responsable. Nous cherchons les souvenirs de mes grands-parents, notamment pour savoir quand et dans quel camp ils ont été gazés : à Belzec ou à Majdanek ? Aucune trace. J’enregistre en français un témoignage avant de partir vers la dernière adresse connue de tes parents, au cœur du ghetto : rue Saint-Nicolas (ulica Świętego Mikołaja).

À l’emplacement probable de ce dernier refuge, un pavillon récent a remplacé une maison disparue. Pas une trace de l’endroit où tes parents ont vécu quelques mois et qu’ils ont quitté de force pour le camp de la mort. En face, sur une petite colline, une église surveille le voisinage et nargue le territoire de l’anéantissement. Je suis saisi d’un mouvement de révolte et d’un sentiment d’impuissance. À quoi bon ?

À quoi bon me rendre à Belzec ou à Majdanek ? Les camps d’extermination ne m’apprendront rien sur la disparition des membres de cette famille que je n’ai pas connue. Ta disparition, Niuta, a rompu le dernier fil avec eux, absorbés par un peuple d’ombres. Sache au moins que je n’ai jamais oublié ni les tiens, ni ce peuple.

Le soir même je reprends le train vers Varsovie et je rejoins l’aéroport : retour à Paris.

* * *

Niuta et Isaac, mes parents, ont été des rescapés d’un désastre qui a détruit la plupart des membres de leurs familles, de mes familles, d’innombrables familles. Jusqu’au moment où un banal accident a précipité l’effondrement de Niuta et condamné mon père à un violent désespoir, puis à une sourde tristesse.

Fait divers. Le jeudi 18 juin 1951 à 12h15, dans une rue de Moissac, un enfant de quatre ans et demi échappe à la vigilance de sa mère. Il se cache devant un camion à l’arrêt. Le chauffeur ne le voit pas et démarre. L’enfant est sous une roue, grièvement blessé. Il est immédiatement hospitalisé à l’Hôpital-Hospice de Moissac où il est opéré par le docteur Joseph Gouzy. Le 18 juillet, il quitte cette clinique pour l’Hôpital Purpan de Toulouse, Salle Delpech. Il en sortira le 9 novembre pour achever sa convalescence au « Mas Catalan » à Font-Romeu qu’il quitte huit mois plus tard. Alors commence pour lui une autre histoire d’enfant.

Tu étais sa mère, ma mère.

Ce fait divers en a précipité un autre : une lointaine réplique d’un tremblement de terre, un dégât collatéral d’une entreprise d’extermination.

De l’hôpital, je suis sorti guéri, presque indemne. De l’accident, il ne me reste qu’une image et les sensations, sans doute rapportées, d’une terrifiante douleur. De toi, plus rien. De l’hôpital, il me reste quelques vagues souvenirs. De toi, plus rien. Ta mort elle-même est engloutie dans un trou de mémoire.

Mais dans la petite valise à souvenirs qui n’en sont pas pour moi, j’ai retrouvé daté du 4 juillet 1951, un reçu, délivré à Madame Maler, par la clinique de « Béthanie », 144, Chemin Roul, Talence pour la somme de 15000 francs. Quinze jours après l’accident, tu étais accueillie dans un hôpital psychiatrique. Un mois plus tard, le 3 août 1951, une nouvelle lettre à l’entête de « Béthanie », 144, Chemin Roul, Talence (près Bordeaux) (Gironde). La lettre est adressée à Monsieur Maler à Moissac. On peut y lire : « Elle se montre calme, mais conserve bien des idées morbides qu’elle répète longuement. État général excellent. Le traitement touche à sa fin et je ne pense pas obtenir davantage ».

Tu as donc quitté la clinique : ton état général était « excellent » puisque tu ne conservais que des idées morbides ! Le traitement touchait « à sa fin » sans espoir d’ « obtenir davantage », si ce n’est, comme le réclame, un mois plus tard, une lettre de la clinique , le « paiement des arriérés ».

Quelle est cette douleur, venant après tant d’autres, qui s’est emparée de toi et t’a dévastée ? Tu n’es pas revenue, hagarde et décharnée, des camps de la mort. Tu as survécu sans être vraiment une survivante. Tu as connu tous les risques de la chasse aux Juifs de France. Tu as échappé au pire sans être une rescapée. La milice ne t’a pas atteinte. Mon père m’a confié que tu as cru - et on pouvait, semble-t-il, le croire - que je resterai invalide. Je le suis resté, mais seulement invalide de toi. Tu t’es crue coupable, je le suis devenu.

Est-ce avant ton départ à la clinique de Talence ? Est-ce à ton retour ? C’est encore mon père qui me l’a dit : tu as été tenue à l’écart de ma chambre à l’hôpital. Pourquoi ? Que te reproche-t-on ?

Que reproche-t-on, selon mon père, à cette mère qu’on éloigne de moi ? Elle veut voir son fils. Elle veut qu’on s’occupe bien de son fils. Elle harcèle les infirmières. Elle crie dans le couloir. Elle dérange le service. Elle perturbe les soins. Elle accable les malades et les blessés. La direction de l’hôpital décide alors de la priver de droit de visite. La nuit, mon père dort auprès de l’enfant. Le jour, il rend visite à sa femme. Jusqu’à ce mercredi d’octobre, deux mois après ton retour de « Béthanie », à peine dix jours avant ma sortie de l’hôpital.

Je ne me souviens pas de ce que j’ai su et comment je l’ai su. Mais, selon mon père, des infirmières ont bavardé devant moi et j’ai poussé un grand cri.

La Dépêche du Midi, « Journal de la démocratie », mercredi 31 octobre 1951, page 4 :

Depuis plusieurs jours, on est sans nouvelles d’une femme.
On craint qu’elle ne se soit suicidée

Depuis huit jours, une femme de 35 ans, Mme Fradla Maler, a disparu de son domicile, 84 allées (sic) de Barcelone, à Toulouse. D’après les déductions de M. Maler et les témoignages recueillis auprès des voisins, la jeune femme aurait quitté son appartement mercredi, entre 22 heures et 2h.30 du matin. Elle était vêtue seulement d’une robe de chambre et d’une chemise de nuit. Elle n’emportait pas d’argent. On suppose que Mme Maler s’est suicidée en se jetant dans le canal de la Brienne.
Depuis le jour, il y a plusieurs mois de cela, où son fils âgé de 7 ans [4 ans et demi, en vérité] a été victime d’un terrible accident de la circulation à Moissac (Tarn et Garonne), elle donnait en effet des signes de dérèglement mental. Le garçonnet, gravement touché aux jambes et au ventre, est en traitement à l’hôpital de Purpan. Sa vie n’est plus en danger. Mais la maman, extrêmement impressionnée par les souffrances de l’enfant et à l’idée qu’il resterait peut-être infirme, était inconsolable et avait presque perdu la raison.
Il est possible, de ce fait, qu’elle se soit livrée à un acte de désespoir. On a trouvé, près de l’eau, sur le bord du canal, en face la maison où Mme Maler habitait, la boîte à ordure du ménage.
M. Maler, qui passe toutes les nuits auprès de son fils à Purpan, n’a constaté la disparition de sa femme que le lendemain, jeudi, en venant déjeuner. Il l’a aussitôt signalée à la police. Toutes les recherches entreprises dans l’intérêt de la famille sont à ce jour restée vaines.



Quinze ans plus tard, bravant le silence de mon père, j’ai demandé à mon avocat d’intervenir auprès de la Police de Toulouse. À la suite de la démarche qu’il a effectuée, Maître Pierre Weill-Raynal, avocat à la cour de Paris, m’a écrit le 11 février 1966 que le commissariat du 2ème arrondissement de Toulouse a « fait savoir que le dossier de recherches ouvert à la suite de la disparition de votre mère a abouti à un rapport de recherches infructueuses, clos le 15 novembre 1951. » Quinze jours de recherches, pas plus. Des recherches infructueuses que moi je n’achèverai jamais.

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