Marx, le communisme, l’utopie

Les mots ne sont pas sortis indemnes de l’histoire massacrante du XXe siècle. Comment l’auraient-ils pu ? L’inventaire de ces mots, cloués à leur fauteuil d’invalidité, tient en quelques formules.

Communisme  : label respectueusement emprunté au répertoire officiel du totalitarisme stalinien, pour désigner ce dernier et, de proche en proche, toutes ses extensions et tous ses avatars.

Utopie : appellation contrôlée – mais contrôlée par des adversaires peu regardants - de la source vive de ce totalitarisme et de son règne mortel.

Communisme et utopie : chiffres communs d’une domination qui s’exerce toujours, notamment en Chine (ce qui n’est quand même pas une peccadille sur une parcelle) et spectres associés, qui seraient toujours menaçants, même sous le règne de Jospin (ce qui invite à se méfier des faux modestes) [1].

Marx, enfin : nom propre du principal ascendant de ces monstres jumeaux, au point qu’il suffit d’exhiber son crâne comme celui de Staline enfant, pour autopsier toute la descendance.

Vocabulaire dominant, qui est aussi celui d’une domination dont il serait vain d’essayer de se délivrer en commençant par policer le langage. En revanche, peut-être faut-il regarder en dessous des discours convenus et ventriloques, en reprenant les mots un à un.

Communismes…

L’antistalinisme, souvent tardif, de ceux qui tentèrent et tentent encore de sauver un simple idéal et l’anticommunisme, souvent natif, de ceux qui, tôt ou tard, condamnent l’idéal au nom d’une sinistre réalité, se font écho sans se répondre. Les premiers suspectent une trahison de la vérité du communisme, les seconds dénoncent au contraire sa révélation.

Le communisme réellement existant et dominant était-il une trahison déplorable et oublieuse du communisme authentique ? Le procès en détournement d’un idéal, quand celui-ci est réduit à son fantôme, menace de tourner court. Dans l’espoir de sauver un communisme spectral, on pourra, border le communisme d’Etat d’autant de guillemets que l’on voudra, il restera que ce communisme réel, lui, a enfermé les peuples placés sous sa domination, non pas à l’abri de signes de ponctuation, mais derrière des barbelés et des miradors : les camps sont sa vérité.

Ce communisme-là n’est réductible ni à une déviation ni à une perversion du communisme idéal : une erreur contre le vrai ou une faute contre le bien – ce vrai et ce bien qu’un communisme authentique garderait en dépôt dans le ciel des idées ou dans un texte sacré. Ce communisme-là n’est même pas réductible à un contresens (commis au service d’une révolution prématurée) et/ou à un échec désastreux (imputable à un défaut de lucidité) Il n’existe ni sens de l’histoire dont le rétablissement permettrait d’en mesurer les détours et les aberrations, ni promesse de l’histoire que l’on pourrait opposer à ses échecs dans l’espoir de les surmonter.

Plus radicalement, il n’y avait ni une déviation, même provisoire ou contre-révolutionnaire, qu’une démocratisation ou une révolution politique aurait pu corriger ; ni une perversion durable ou définitive que l’invocation de l’idéal aurait suffi et suffirait à condamner. De même qu’il n’existe pas de vrai libéralisme, exonéré de tout effet désastreux ou criminel, qui permettrait de tempérer la critique du libéralisme réel, il n’existe pas de vrai communisme qu’il suffirait d’opposer au réel communisme, pour juger celui-ci et sauver celui-là.

Le communisme réellement existant et dominant n’était-il alors qu’une réalisation implacable et monstrueuse du communisme véritable ? Un tel diagnostic se prévaut d’une logique de l’histoire qui, parce qu’elle est une logique, attribue à une histoire automate l’accomplissement inexorable d’une idée – une très mauvaise idée. Mais on pourra revêtir cette idée d’autant de haillons que l’on voudra et attribuer à son spectre tous les oripeaux empruntés au communisme stalinisé, ce communisme-là n’est pas le pur accomplissement d’une idée intrinsèquement illusoire ou criminelle.

L’histoire serait bien légère si des idées et des intentions en fixaient le cours ; si ses effets étaient imputables aux illusions et aux passions qui s’inscrivent dans son déroulement ; si les mots qui la résument – le communisme notamment – pouvaient coïncider intégralement avec une réalité dont ils seraient les extractions. Et pourtant la victoire d’un communisme est peut-être égale à la défaite d’un autre : la défaite d’un communisme aussi réel que le premier, une défaite aussi peu fatale que ne fut le triomphe du communisme stalinisé.

En URSS même, à peine la révolution est-elle victorieuse que le spectre de sa défaite rôde déjà. Dès 1918, la contre-révolution est à l’œuvre : non seulement sous la forme du bloc de contre-révolution qui fait face au nouveau régime de l’extérieur, mais aussi à travers un ensemble de tendances et de virtualités qui le minent de l’intérieur. Les moyens employés menacent déjà de se retourner contre les fins poursuivies : reproduction et intensification des rapports de pouvoir qui soutiennent toutes les formes de domination et d’exploitation, étatisation (à intensité variable) des moyens de production et d’échange faute de socialisation, mariage et exacerbation de la violence publique et de la violence populaire, abandon des formes parlementaires de la démocratie et bureaucratisation de ses formes soviétiques…

Contre-révolution dans la révolution, défaite du communisme au cœur de sa victoire ? On peut le soutenir, sans devenir pour autant un notaire du fait accompli. Car la défaite définitive n’était pas fatale : pour que ces virtualités contre-révolutionnaires déjà agissantes s’actualisent pleinement, il aura fallu tout le poids de la violence de la contre-révolution sociale et politique qui s’accomplit sous Staline. Le système de domination qui s’impose alors ne peut parvenir à se stabiliser que par la perpétuation de sa violence fondatrice et par l’exportation de son modèle.

Ainsi, le communisme sans guillemets – ce communisme réel qui n’est pas la seule réalité du communisme – n’est ni la réalisation implacable, ni la trahison déplorable du communisme : ce communisme-là est une défaite du communisme : la défaite non d’un vrai communisme seulement idéal ou vaguement rêvé, mais d’un communisme aussi réel que lui.

Quel communisme ? Un communisme libertaire et libérateur porté par un mouvement historique et social, souvent impliqué dans le communisme stalinisé, parfois frontalement opposé à lui. Un mouvement dont les virtualités ne sont pas restées en suspens, mais ont pétri l’histoire, même quand elle s’est effectuée - avec ou sans leur consentement - aux dépens de ses acteurs. Un mouvement dont la puissance éruptive, depuis la Commune de Paris, n’a cessé de faire événement.

Les catastrophes du XXe siècle ne seraient pas intelligibles si l’on se bornait à condamner le réel au nom d’un idéal éthéré ou de condamner cet idéal au nom d’une réalité mortifère, sans comprendre la réalité de l’idéal communiste. Les tragédies de ce siècle catastrophé resteraient, malgré tout, purgatives si l’on pouvait effectivement les imputer à un communisme des intentions pieuses qui auraient pavé un enfer totalitaire ou à un communisme des passions réactives qui auraient empoisonné le paradis démocratique.

Ainsi prêchent, pour se rassurer, les prélats de la résignation. Mais la puissance éruptive de l’émancipation n’a pas dit son dernier mot. Dans sa défaite, le communisme libertaire a peut-être définitivement perdu son nom. Il resterait l’adjectif. Et si son héritage n’est précédé d’aucun testament, il reste, pour le passé et pour l’avenir, un mouvement historique lesté des possibles qu’il explore et des idéaux qui l’animent. Quels possibles ? Quels idéaux ? Seule pourrait répondre à ces questions une utopie concrète.

Une utopie ? Les procureurs de l’histoire révolue croient alors tenir cette preuve par l’aveu qui vaut par avance condamnation de toutes les tentatives de sortie de la cage d’acier du capitalisme planétaire.

Utopies…

Les utopies, dit-on, sont monotones. Mais rien n’est plus monotone que les versions exsangues de l’alternative entre la réprobation de l’utopie et l’exhortation à l’utopie.

Pour ses vrais adversaires, l’utopie ne serait qu’une éternelle chimère et chaque chimère une incarnation de l’éternelle utopie. De là cette sentence, inlassablement répétée : « Toutes les chimères se ressemblent et le même sort les attend. [2] » L’utopie ne serait alors qu’un genre littéraire et/ou philosophique dont les invariants résument le projet outrancier et dont les tentatives de réalisation révèlent le sens exorbitant : des perfections imaginaires vouées à un destin autoritaire ou totalitaire. Tel est le sort qui attendrait les vœux pieux et les promesses vides : accomplir l’irréalisable en le rendant intolérable.

Pour ses faux amis, l’utopie ne serait qu’une infatigable anticipation et chaque anticipation une manifestation d’une transcendantale utopie. De là cette maxime, inlassablement ressassée : “ Les utopies d’hier sont les réalités de demain ”. L’utopie ne serait alors qu’une fonction onirique et/ou prophétique dont l’exercice serait indispensable à la prospective et dont la vocation ne se découvrirait que dans l’après coup de l’advenu : des prémonitions imaginaires chargées de préparer des réalisations fatalement accessibles. Tel est le rôle qui reviendrait aux pénombres du présent et aux nuées de l’avenir : rehausser la grisaille du présent des couleurs d’un passé qui l’aurait rêvé ou d’un avenir qu’il pourrait atteindre.

Les pourfendeurs de l’utopie sclérosée et zélateurs de l’utopie apprivoisée dessinent ainsi une alternative qui peut se jouer en alternance, quand la mode n’impose pas de la jouer simultanément – aujourd’hui comme hier. Pourtant il est des cauchemars qui ne hantent que le sommeil (et des rêves éveillés qui ne sont qu’une occasion de dormir debout). Ainsi en va-t-il des cauchemars d’un siècle catastrophé où le totalitarisme au pouvoir n’apparaît plus que comme l’effet d’une utopie au pouvoir (ou des rêves grandiloquents qui se résument à de simples suppléments d’âme chargés d’épicer le réalisme gestionnaire).

L’utopie ne serait-elle qu’un ingrédient de nos effrois permanents ou un adjuvant de nos espoirs occasionnels ? L’utopie ne serait-elle qu’un genre pervers ou une fonction faussaire ?

Pour les amis de l’utopie, quand ils suivent la leçon d’Ernst Bloch notamment, la structure invariante et immobile des utopies apparaît comme un artefact produit par la critique : les utopies ont leurs itinéraires. Seule l’intention utopique est invariante [3]. L’utopie ne saurait être enfermée dans un genre ; l’utopie est une fonction. Quelle est cette intention ? Quelle est cette fonction ?

L’intention peut sommairement se définir ainsi : la détection des possibilités contrariées par l’ordre social établi. En suivant ce fil, les utopies n’apparaissent que comme des constructions précaires et provisoires, divergentes et parfois contradictoires. Les itinéraires de l’utopie - ses variétés et ses variations - interdisent de traiter les utopies comme de simples variantes d’une même chimère. Mais l’intention n’épuise pas la fonction. Fonction non d’anticipation, mais de détection. Fonction à l’œuvre dans l’histoire, avant d’être livrée au travail de la connaissance : des virtualités éruptives sont actives sous la croute des événements sédimentés, des propensions utopiques habitent le changement social, des acteurs combattent pour les actualiser - des utopistes, si l’on veut, qui sont aussi des fauteurs d’histoire.

L’utopie mérite alors d’être prise dans le bon sens du terme. L’utopie de bon aloi désigne cette double fonction : la détection utopique des virtualités réelles, mais contrariées et l’activation utopique de ces virtualités. Est utopique alors non seulement ce qui paraît irréalisable du point de vue de l’ordre social existant (et qui pourrait avoir sa place rationnellement établie dans un autre ordre social), mais d’abord ce qui n’est rendu impossible que par un ordre social qui en inter¬dit la réalisation. Car le partage entre le possible et l’impossible n’est l’objet d’un débat que parce qu’il est l’enjeu d’un combat. Fourier, plus souvent qu’on ne le croit, allait à l’essentiel : « L’impossible est le bouclier des philosophes, la citadelle des pauvres d’esprit et des fainéants. Une fois cuirassé du mot impossibilité ils jugent, en dernier ressort, de toute idée neuve. [4]  » Contre ce bouclier, cette citadelle, cette cuirasse, l’utopie de bon aloi est l’utopie du bon combat. Que dire alors de l’utopie de Marx ?

Marx…

Les effarés du stalinisme-réalisation d’une idée et les affligés du stalinisme-perversion de l’idéal se flattent de découvrir dans un retour à Marx la lecture fatale ou la lecture fautive – le sens unique ou le contresens d’où viendrait tout le mal. Laissons les docteurs en orthodoxie ou en hérésie à leurs imputations. L’histoire - l’histoire coupable ou l’histoire souhaitable - n’est pas inscrite dans le code génétique d’un marxisme cellulaire. Pas de retour à Marx donc. Mais un détour par Marx.

Marx adversaire de l’utopie ? Il faut s’entendre. Marx ne critique pas, dans les utopies, les formes socialistes d’une éternelle utopie, mais les formes utopiques du socialisme. Il ne conteste pas dans leurs discours, un genre anhistorique, mais un moment historique du devenir du socialisme et du communisme : des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui. Mais ces formes du socialisme et du communisme présentent deux versants dont Marx tente de penser l’unité sous une expression ambivalente : le « socialisme et communisme critico-utopique ». Le second segment du qualificatif invalide l’utopie, le premier valide la critique, pourtant tout aussi ambivalente que l’utopie qu’elle fonde ou accompagne. A sa façon, Marx reconnaît que l’utopie ne peut être définie par ses limites ou par ses tares. Vient alors une deuxième question.

Marx dépositaire de la science ? Ici encore il faut préciser. Marx n’oppose pas la science à l’utopie, mais il prétend donner au communisme des fondements scientifiques. C’est plus qu’une nuance. Mais cela ne lève pas toutes les équivoques. Pour les saisir, il faut revenir en arrière. Prise en mauvaise part, en premier lieu, l’utopie désigne en général des perfections imaginaires, et partant impossible à atteindre et/ ou des prescriptions doctrinaires, qui sont impossibles à accomplir. Or Marx retient le second sens et néglige le premier. N’aurait-il pas, à sa façon, été séduit par des mirages ? Si le communisme de Marx est irréductible aux figures qui le hantent, comment ne pas reconnaître la persistance de trois illusions majeures : l’illusion d’omnipotence (d’une société maîtrisant consciemment son histoire), l’illusion de transparence (d’une société où les modalités et le sens de l’activité humaine seraient immédiatement décryptables), l’illusion d’immanence (d’une société entièrement restituée à elle-même) ? Prise en mauvaise part, en second lieu, l’utopie désigne encore des vœux exaucés avant d’avoir été accomplis, parce qu’ils sont consignés dans des systèmes cadenassés ou déposés dans une histoire révélée. Ici Marx retient le premier sens et néglige le second. N’aurait-il pas, à sa façon, cédé à des promesses ? C’est ce que l’on peut penser quand on voit Marx proposer une tentative de démontrer la nécessaire possibilité du communisme en cédant à la tentation de proclamer sa nécessaire effectivité. Insistances d’une utopie promise donc.

Mais qui soulèvent une troisième question : Marx, fondateur de l’utopie concrète ? Il convient, une dernière fois, de déjouer les fausses évidences. Doter l’utopie concrète de fondements scientifiques, ce n’est pas la fonder définitivement, ni fonder enfin une science – une science englobante, voire la science des sciences. C’est fonder d’abord et du même coup une possibilité d’autocritique constante du communisme et de l’utopie. Ce n’est déjà pas si mal.

L’utopie peut s’enfermer dans des systèmes doctrinaires et se réfugier dans des rêveries velléitaires, céder à des mirages et à des promesses ; mais elle est tout entière dans le mouvement, théorique et pratique, de leur dépassement : chaque fois qu’elle détecte et active un faisceau de possibilités contrariées, mais d’ores et déjà réelles et agissantes ; une gerbe de possibilités disruptives qui s’opposent à l’ordre établi et en lézardent les assises. Le communisme n’est alors, pour Marx lui-même, que cela : le mouvement réel de sa possibilité et l’idéal de son accomplissement. Quelle possibilité ? Quel idéal ? La possibilité concrète d’une appropriation sociale par tous les êtres humains eux-mêmes des conditions de leur existence : les moyens de production, d’échange et de communication qui, dans les sociétés capitalistes, sont la propriété exclusive de quelques-uns. Quel idéal ? Une société où le libre développement de chacun serait la condition du libre développement de toutes et de tous. Cette possibilité et cet idéal sont utopiques ? Oui, mais concrètement enracinés dans l’oppression qu’ils tentent d’abolir. Ils sont encore énigmatiques ? Rien n’interdit de vouloir résoudre leurs énigmes, car « Marx, « le communisme », « l’utopie » sont aussi les mots d’une indéfectible espérance.

H.M.

Source Cet article a été déposé par un coucou (moi-même), bénéficiaire d’une hospitalité inattendue. Il est en effet paru dans le n° d’avril 2000 - dans un dossier intitulé « Utopies » - de la Revue des Deux Mondes qui, fondée en 1828, ne s’est jamais particulièrement signalée par un amour démesuré pour les utopies socialistes du 19e siècle et les socialismes et communismes du 20e. - Publié ultérieurement dans la revue Utopie critique, n°36, février 2006, p.27-32. Cet article a également bénéficié de l’hospitalité du site de l’Homme Moderne

Mots-clés :

Notes

[1Si l’on en croit Jean-François Revel…

[2Louis Reybaud, Etudes sur les réformateurs ou socialistes modernes, septième édition, 1864, Art et Culture, 1978, t.2, p. 42.

[3Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Gallimard, 1982, t. 2, p. 45-46.

[4Charles Fourier, La Fausse industrie, t.1, p. 82.