Marx, l’utopie, l’histoire, le communisme, etc. (entretien)

À propos de Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx. Entretien téléphonique paru le 27 février 1996 dans L’Humanité sous le titre « L’histoire n pas de but ».

 Votre ouvrage « Convoiter l’impossible » porte en sous-titre : « L’utopie avec Marx, malgré Marx ». Ainsi pour vous, une place imaginaire - celle de l’utopie - n’est pas nécessairement une place vide. Pourquoi cette place inoccupée serait-elle destinée à le rester toujours, vous demandez-vous dès les premières pages.

 Cela vaut pour l’utopie de Marx lui-même. J’ai tendance à penser que Marx est davantage responsable des erreurs qui ont été commises en son nom par ce qu’il n’a pas dit que par ce qu’il a dit. Marx critique dans l’utopie des prescriptions doctrinaires : la volonté d’imposer au mouvement réel des finalités, des formes d’existence de la société qui ne reposeraient pas sur les tendances de la réalité elle-même. Cette critique n’a rien perdu de son actualité. Par contre, il ne dit pratiquement rien sur l’autre versant de l’utopie, celui des perfections imaginaires. Or, quand on analyse la façon dont s’est construite sa conception de l’histoire et du communisme, on découvre que dans son œuvre courent des fantasmes qui relèvent de perfections imaginaires : une société totalement réconciliée avec elle-même, capable d’une maîtrise absolue sur elle-même. Une chose est l’idée d’une société contrôlant consciemment ses processus de socialisation et d’individuation, une autre est l’idée d’une société qui, une fois défaits le fétichisme de la marchandise et, d’une manière plus générale, certaines formes historiques d’aliénation humaine, accéderait à la transparence de ses propres rapports sociaux.

 L’utopie, dites-vous, prend la politique à rebours. Elle est à la fois le concept négateur de la stratégie et porteur d’une autre stratégie. En laïcisant ainsi l’utopie, croyez-vous tordre le cou à toutes les lectures qui font de Marx le père d’une conception de l’histoire organisée en vue d’une fin préétablie ?

 Je concède qu’une critique de l’aliénation ne peut se faire que dans la perspective d’une société désaliénée, une société rendue à une certaine transparence et promise par le cours même de l’histoire. Ce qu’on a appelé le messianisme de Marx a fini par hypothéquer en partie sa critique du capitalisme et la perspective stratégique du communisme. Je pense surtout à l’approche proprement philosophique, dans les œuvres de jeunesse, d’un prolétariat qui serait la dissolution en actes de la société existante, un prolétariat qui serait tout à la fois l’agent fondamental de l’émancipation et la préfiguration de la société future. (Certes, au fil des œuvres suivantes, le prolétariat n’est plus défini par son exclusion de la société, mais par son inclusion dans les rapports de production.) Je pense aussi à la critique du fétichisme de la marchandise qui est prise dans l’hypothèse d’une société qui l’aurait aboli avant que cette abolition ne soit donnée pour certaine. Je crois que l’évolution de Marx n’a pas complètement supprimé les ambiguïtés originelles qui découlent à la fois de la critique des utopies qui le précèdent et de sa propre utopie.

Il faut être reconnaissant à Althusser de nous avoir appris à lire Marx rigoureusement, à considérer que sa pensée avait une histoire, que sa vérité ne se trouvait pas au début. Même si je ne pense pas que la vérité de Marx se trouve à la fin. Ce n’est pas la peine de chercher le « vrai Marx » parce que sa pensée - faite de continuités et de discontinuités - est en perpétuel mouvement. Ses tensions internes sont très fécondes et les problèmes irrésolus, parce qu’ils sont irrésolus, sont porteurs d’avenir et d’actualité.

 En ne cherchant pas à restituer un « vrai Marx », vous affirmez votre volonté de vous inspirer de sa pensée pour la faire vivre aujourd’hui. Peut-on, dans ces conditions, sauver son idée du communisme et n’en retenir en même temps que les outils où chacun - économiste, historien, philosophe - puiserait le nécessaire pour ses grandes recherches ou ses petits bricolages ?

 Tout le monde fait référence à Marx dès lors qu’il travaille sérieusement dans les domaines de l’histoire, de l’économie, ou de la philosophie. Ce que je veux contester, c’est l’idée qu’on pourrait lire Marx comme s’il n’était pas communiste. Comme si c’était chez lui une opinion privée. Je pense, au contraire, qu’il n’y a rien de fondamental dans la pensée de Marx qui ne soit lisible en dehors de cette option. Je sais bien que cela fait très chic aujourd’hui de se référer à un Marx en faisant l’impasse sur son communisme. Je propose au contraire de prendre le communisme de Marx au sérieux parce que c’est cela qui structure la réalité de sa pensée. Je lui pose simplement la question : ton utopie est-elle la bonne ? Il y a dans la pensée du père fondateur une critique de l’utopie qui est utile, mais courte. Aujourd’hui, le sauvetage du communisme de Marx passe par un bilan critique de son communisme, et pas seulement par la récupération de trois ou quatre outils d’analyse. Marx est notre contemporain parce que les problèmes qu’il a posés sont de notre temps. Ce qui est complètement moderne chez lui, c’est le rapport de la critique à son objet : c’est l’idée que la science n’est pas simplement un savoir positif et que l’on peut être à la fois critique et scientifique. Mais on ne peut dissocier le projet communiste de Marx de la critique - toujours à actualiser - qui le fonde.

 La pensée de Marx est née au carrefour de l’économie politique anglaise, de la philosophie idéaliste allemande et du socialisme utopique français. Ces sources se sont vite transformées en obstacles. Et ce qu’il a été convenu un temps d’appeler « le socialisme scientifique » s’est constitué en opposition à ce qui lui a donné naissance. Quel enseignement peut-on en tirer sur le rapport que peut entretenir la pensée de Marx avec notre époque ?

 La pensée de Marx s’est très vite transmise à l’intérieur d’une forteresse. Cela a été le marxisme stalinisé, qui est très vite devenu une orthodoxie de référence, avec ses petites dissidences et ses petites contradictions. En face de cela, les oppositions au stalinisme qui faisaient référence à Marx ont toujours été tentées de construire des orthodoxies alternatives et de dresser un « vrai Marx » contre le « faux ». J’espère que ce temps est dépassé et que nous sommes entrés dans une phase ou les marxismes sont nécessairement hérétiques. Le retard pris par le marxisme-forteresse explique que celui-ci ait été relativement impuissant à se mesurer aux savoirs qui lui étaient contemporains. La pensée de Marx, pour rester vivante, doit apprendre à critiquer et intégrer des pensées qui lui sont pour une part extérieures et qui, en tout cas, ont refusé d’entrer dans le débat piégé de l’orthodoxie. Je pense ici à Michel Foucault, Gilles Deleuze, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, pour m’en tenir aux plus connus parmi les Français.

 Vous affirmez à plusieurs reprises que l’histoire n’a pas l’Homme pour démiurge. Ne serait-ce pas une critique implicite de la vieille formule selon laquelle ce sont les hommes qui font l’histoire ?

 Comme toute formule de Marx, il faut savoir à quoi s’oppose l’idée que « les masses font l’histoire ». Sans cela, elle peut induire toutes les variantes de populisme. Il y a dans l’œuvre de Marx un moment où il rompt avec l’idée d’une histoire automate. Son ami Engels l’explique dans cette formule : « L’histoire ne fait rien. » C’est une prise de distance par rapport à toutes les conceptions d’une histoire qui serait à elle-même son propre moteur. La variante la plus répandue est celle des philosophies du progrès aux XVIIIe et XIXe siècles. En réalité, l’histoire ne fait rien parce que ce sont les hommes qui font l’histoire, et qu’ils la font sur la base de conditions héritées et dans un rapport contradictoire. De la même façon, ce n’est pas la généralité « homme » qui fait l’histoire, ce sont les hommes, c’est-à-dire les masses. Ces masses, selon Marx, ne sont pas indéterminées. Ce sont des individus définis par leur position dans les rapports sociaux. On peut aussi bien dire que ce sont les conflits qui font l’histoire. Car il ne s’agit pas des individus en dehors de leurs conflits, de leurs contradictions, de leurs combats. Pour moi, Marx est le penseur qui nous invite à placer le conflit social - toujours complexe à analyser - au centre de l’intelligibilité de l’histoire. Cela ne signifie pas que ce fil conducteur nous procure une autoroute balisée d’avance. L’idolâtrie des masses n’a jamais fait avancer d’un pas supplémentaire une politique d’émancipation.

 D’autant plus qu’au départ, la mise en mouvement des masses prend souvent appui sur la haine de classe...

 C’est vrai. Mais il existe toute une pensée libérale ou de droite, de Gustave Lebon à François Furet, qui voit essentiellement dans le mouvement des masses le mouvement de la haine et du ressentiment. Comme si, du côté des classes dominantes, il n’y avait que lucidité, rationalité et intérêts bien compris. C’est quand même un peu court. Mais, dans l’hostilité de la classe dominante, il y a, toujours possible, la logique du bouc émissaire. L’idéal communiste, lui, s’enracine dans l’oppression - qu’il faut conjurer et abolir. Mais il peut porter aussi la marque de cette oppression. Nietzsche, auquel je fais référence dans mon livre, montre comment l’idéal peut être habité par le ressentiment.

Mais une utopie créatrice habite le changement social lui-même. Il suffit de faire référence à certains débats qui ont eu lieu dans des piquets de grève pendant le mouvement de décembre : ils n’ont pas simplement discuté du plan Juppé. Ils ont aussi discuté de ce qui, au-delà de leurs aspirations les plus immédiates, les plus urgentes, relevait de leurs rêves inassouvis. Si on n’a pas réellement changé le monde dans les piquets de grève, tout ce qui correspondait aux potentialités d’émancipation inscrites dans la réalité a été évoqué.

 Quel effort accomplir pour que la pensée de Marx se prolonge dans une pensée de la libération humaine ? Affirmer que le communisme est « le mouvement qui abolit l’état de choses actuel » donne-t-il à ce dernier un contenu positif suffisant ?

Il y a au moins trois types de définitions du communisme chez Marx. En premier lieu, la société sans classe et sans Etat. Ensuite, la maîtrise consciente de la socialisation, en particulier par la socialisation effective des moyens de production. Enfin - et cela est pour moi le plus important - une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. C’est à la fois une norme sociale et un idéal moral : celui de la liberté individuelle et universelle. Et je pense qu’aujourd’hui il faut réaffirmer avec force que le communisme est un idéal, mais un idéal branché sur le mouvement réel. Ce n’est pas là une simple formule. Toute l’œuvre de Marx consiste à montrer que si le communisme n’est pas un idéal abstrait, c’est néanmoins un idéal en prise avec le processus réel. La dialectique permet de le saisir : le capitalisme réalise, sous des formes destructrices, des potentialités émancipatrices. Le communisme se propose comme l’utopie concrète de l’accomplissement de ces potentialités : une société où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.

Ici se situe la question des modèles. Il y a, selon moi, modèle et modèle. Si on veut dire qu’un communisme, quand il se constitue par référence à une patrie du socialisme - surtout quand elle si peu socialiste -, c’est une vraie catastrophe, il n’y a pas de problème. Mais on ne peut pas penser totalement sans modèle. Marx nous dit : voici quel est le menu de l’avenir ; en nous disant : il est interdit d’en donner les recettes. L’idée-force, c’est que les constructions abstraites et arbitraires, les sociétés imaginées, les utopies au mauvais sens du terme, cela ne fonctionne pas. Mais on est obligé aujourd’hui de dire : pour tel contenu, voici quelles formes politiques, sociales, juridiques sont envisageables.

 Est-ce que cela ne revient pas à enfermer le mouvement des peuples dans un scénario qui les prive de leur initiative historique ?

 Le risque existe. Mais prenons par exemple la question de l’Europe. On peut se mettre d’accord sur une formule : il faut une Europe sociale, citoyenne, écologique. Mais un vrai projet européen, ce serait non seulement un projet qui préciserait le contenu d’une Europe émancipée, mais aussi qui s’efforcerait d’en esquisser les formes sociales, juridiques et politiques.

Marx récuse les inventions individuelles et arbitraires des penseurs géniaux. Mais l’invention collective ? Je ne crois pas qu’il puisse y avoir une invention de l’utopie démocratique sans invention démocratique de l’utopie. Cela signifie rebâtir le mouvement social, les perspectives politiques, autour d’une pensée effective des formes possibles, en l’état actuel des choses, d’un avenir émancipé. Quand Marx se défend de proposer des formes, il expose sa pensée à toutes les défigurations. « Contrôle conscient de la production » peut aussi bien signifier planification bureaucratique que fédéralisme fondé sur les coopératives. Les deux modèles coexistent chez Marx. Esquisser les formes d’un avenir possible : il faut remettre ça en chantier.

 Pourquoi la loi est-elle toujours tendancielle chez Marx ? Et, qui plus est, contradictoire et historique ?

Je pourrais répondre que c’est parce que le mouvement du capital est dialectique. Mais cela serait un peu lapidaire. La loi est toujours tendancielle parce que la tendance est à la dynamique du système ce que la loi est à sa structure. La loi est tendancielle, précisément parce qu’elle est historique et dépend par conséquent des antagonismes de classes. Mais, sur le rôle des luttes de classes, Marx est, dans « le Capital », passablement ambigu. Par exemple, la législation sur la diminution de la durée du travail est présentée tantôt comme le résultat du développement même de la production capitaliste, tantôt comme un effet de la lutte des classes, tantôt comme un mélange des deux. Dans le premier cas, la lutte des classes permet seulement de mettre le point sur le « i » d’une décision qui aurait dû, de toute façon, être prise en dehors d’elle...

 Que désignez-vous par « dialectique de la possibilité et de l’effectivité » ?

Marx ne cède pas à l’illusion d’une histoire automate. Mais il arrive souvent qu’il nous présente une histoire tutélaire : une histoire qui veillerait à ce que l’action des hommes - certes dotée de toute son efficacité - arrive à un heureux dénouement. Il démontre la nécessité de la possibilité du communisme et reste tenté en permanence d’affirmer la nécessité de son avènement inéluctable - la nécessité de son effectivité. Contrairement à ce que l’on affirme couramment, Marx ne prête aucun but à l’histoire : il montre simplement que « tout se passe comme si l’histoire avait créé les conditions du communisme ». Mais on peut glisser facilement de cette formule à une autre : « tout se passe comme si l’histoire avait pour but le communisme ». L’histoire ne fait rien, l’histoire n’a pas de but. Elle ne se propose pas non plus (et ne nous propose pas) de faire table rase du passé. Mais si « abolir » veut dire que, pour bénéficier de tout le potentiel d’émancipation créé par le développement du capitalisme, il est possible et souhaitable d’abolir son potentiel de destruction, il va de soi, pour moi, que le capitalisme lui-même doit être aboli.

Entretien téléphonique réalisé par Arnaud Spire