Le droit à l’information, ses conditions et ses conséquences

Une appropriation démocratique des médias est plus que jamais nécessaire. Pour guider critiques et projets, quelques principes le sont aussi.

Droit à l’information (et à la culture)

Le droit à l’information recouvre en vérité deux droits indissociables : le droit d’informer et le droit d’être informé. Le préambule de la Charte de Munich adoptée en 1971 par des représentants des fédérations de journalistes de la Communauté européenne, de Suisse et d’Autriche, ainsi que par diverses organisations internationales de journalistes, s’ouvre sur la proclamation suivante : « Le droit à l’information, à la libre expression et à la libre critique, ainsi qu’à la diversité des opinions est une liberté fondamentale de tout être humain. » Un tel principe, légitime s’agissant d’une « Charte des droits et devoirs des journalistes », devrait être précisé pour être élevé au rang de principe général.

En toute rigueur, parler de droit à l’information, c’est invoquer le droit d’être informé. Mais ce droit fonde et conditionne le droit d’informer. Le droit à l’ information recouvre donc deux droits indissociables : celui d’informer (de produire des informations), et celui d’être informé (de disposer de ces informations). Et ces droits supposent que soient garantis les moyens de les exercer.

On ne saurait prétendre que le droit d’informer est pleinement exercé quand la majorité des citoyens en sont exclus et que le droit d’être informé est garanti quand il est arbitrairement mutilé. Et ce qui est vrai de l’information l’est aussi de la culture dont l’information elle-même est une composante essentielle. Le droit à la culture recouvre en vérité deux droits : le droit de produire et le droit de disposer des œuvres culturelles.

Toutes ces productions, sans doute, ne se valent pas. Mais s’il appartient à la libre critique de s’efforcer de les départager, il n’appartient à aucun pouvoir économique ou politique d’exercer à leur endroit une censure préalable.

Ce qui est vrai des œuvres culturelles proprement dites s’entend plus généralement de l’ensemble des productions qui, quels qu’en soient la nature (scientifique, artistique ou sportive, notamment), la destination (l’éducation ou le divertissement) et le support, excèdent les limites de l’information proprement dite.

Le droit d’informer est, comme la liberté d’expression et d’opinion, un droit social qui devrait être universellement partagé. Le droit d’informer ne saurait être réservé à des groupements publics et privés qui prétendent s’en réserver l’usage parce qu’ils en monopolisent les moyens. Plus précisément :

 Le droit d’informer appartient à tous et n’est pas le monopole des médias établis et des journalistes professionnels, quel que soit le rôle irremplaçable que ceux-ci peuvent jouer.

 Le droit d’informer n’est vraiment garanti que dans la mesure où les citoyens disposent des moyens adéquats à la production de leur propre information.

 Le droit d’informer, comme le droit d’être informé, n’est pas ou ne devrait pas être un privilège (et a fortiori le monopole) des journalistes (et encore moins, des entreprises qui les emploient, surtout quand celles-ci ont pour principal objectif de réaliser des profits). C’est un droit des citoyens qui, quand on se tient à hauteur des grands principes, ne saurait diviser les bénéficiaires de ce droit entre des « citoyens passifs » à qui l’information est destinée et des « citoyens actifs » qui la produisent.

Il est donc indispensable de lutter prioritairement contre les formidables inégalités qui existent en matière d’information entre d’un côté les médias privés et la puissance publique et de l’autre la majorité de la population, et non de les entériner, comme le font les défenseurs d’un statu quo dont ils espèrent tirer avantage (ou qu’ils n’espèrent modifier qu’en démantelant le secteur public de l’audiovisuel et en muselant les médias associatifs, au bénéfice des seuls médias commerciaux).

Le droit d’informer et le droit d’être informé étant indissociables, ce sont ces deux droits qui fondent ensemble la liberté de la presse telle que la loi l’encadre ou devrait l’encadrer.

Liberté de la presse

La liberté de la presse est une liberté dont doivent légalement disposer tous les citoyens. La liberté de la presse est un principe. La liberté de la presse est un droit universel que résume en le fondant l’article 11 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »

Mais la liberté de la presse n’est pas seulement un principe. En effet, ainsi fondée, la liberté de la presse ne saurait, en droit, être organisée et limitée que par la loi [Version inaugurale en France : la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse]. Encore convient-il que celle-ci soit conforme au droit universel qui la fonde. En fait, cette liberté est gravement mutilée, non seulement par certaines dispositions légales, mais aussi et surtout par les conditions économiques et sociales de son exercice.

Ces entraves appellent donc les précisions suivantes :

- La liberté de la presse ne saurait être une liberté mise à la disposition exclusive de l’État, de ses gouvernants (exécutifs et parlementaires) et de son administration. Elle ne saurait être non plus arbitrairement conditionnée par les choix du pouvoir politique. Comment, sinon, cette liberté ne serait-elle pas le monopole ou le quasi-monopole d’un secteur public assujetti, voire l’instrument d’une domination autoritaire ou dictatoriale (qui existent encore dans de nombreux pays) ?

 La liberté de la presse ne saurait être non plus une liberté mise à la disposition des seules entreprises privées (et de leurs actionnaires). Comment, sinon, ne serait-elle pas une simple variante de la liberté industrielle et commerciale et un privilège des propriétaires et actionnaires de ces entreprises ? Plus précisément, la liberté de la presse ne saurait être confondue avec la liberté sans frein concédée à des investisseurs privés de s’approprier des médias et de procéder à leur concentration, notamment quand ils sont présents dans d’autres secteurs économiques.

 La liberté de la presse ne saurait être enfin réservée aux seuls journalistes pour qu’ils la mettent à la disposition de tous les citoyens, mais une liberté dont devraient disposer tous les citoyens de produire et de diffuser des informations et des opinions. Comment, sinon, ne serait-elle pas un privilège des journalistes (et de leurs employeurs) [1] ?

En tout cas, la liberté de la presse ne saurait être un but en soi, quand elle ne peut être qu’un moyen : la condition indispensable non seulement de la liberté d’opinion (qui pourrait n’être que la liberté d’opiner à titre privé), mais surtout de la liberté d’expression et de critique publiques.

Le droit d’informer et le droit d’être informé étant indissociables, ce sont ces deux droits qui fondent ensemble la liberté de la presse ; c’est à leur respect que la liberté de la presse doit être mesurée. La liberté de la presse n’est donc illimitée, sous réserve de préserver les autres libertés civiles, que dans la mesure où elle est destinée à garantir le droit à l’information. La liberté de la presse n’est garantie que dans la mesure où le droit d’informer n’est ni soumis à la tutelle du pouvoir politique ni assujetti aux objectifs commerciaux des groupes financiers.

Ces deux droits ne sont pas seulement compromis quand le pouvoir politique exerce directement sa tutelle sur les médias, mais aussi quand la concentration et la financiarisation des médias (leur subordination à la logique du profit) permettent de conjuguer toutes les formes de domination : économique, politique et médiatique.

Publicité de l’information

Le droit à l’information concerne tous les aspects de la vie économique, sociale et politique. Il ne saurait, en particulier, s’arrêter aux portes des ministères et des entreprises. Ce droit est un droit à la publicité qui suppose la levée des secrets et des entraves qui privent les citoyens des informations d’intérêt public (qu’elles soient de sources gouvernementales, administratives ou économiques), et par conséquent, « le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique », ainsi que le revendique, pour les seuls journalistes, la Charte de Munich. Celle-ci précise : « Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas être opposé au journaliste que par exception en vertu de motifs clairement exprimés. »

Or, ces droits ne sont pas rationnellement limités, mais arbitrairement mutilés, quand le droit d’informer est monopolisé par des pouvoirs publics qui exercent un droit de censure illimité, par des pouvoirs sociaux qui s’entourent de secrets destinés à garantir leur puissance, par des pouvoirs médiatiques qui se soumettent alternativement ou conjointement aux pouvoirs politique et économique.

L’exercice du droit à la publicité suppose donc :

 Le libre accès aux documents administratifs, aujourd’hui prévu sous une forme restrictive [2]  ;

 Le libre accès à tous les documents économiques et financiers d’intérêt public, et par conséquent l’abolition du secret bancaire ;

 La protection effective du secret des sources (telle qu’elle est prévue, par exemple, par la loi belge du 7 avril 2005 [3]  ;

 L’extension de ce droit à la publicité aux entreprises – véritables zones de non-droit à l’information – et particulièrement aux entreprises médiatiques elles-mêmes.

Les droits d’informer et d’être informé concernent en particulier l’information sur les entreprises qui produisent l’information. L’exercice de ces droits, non seulement ne relève pas seulement de ces entreprises, mais il suppose donc l’exercice effectif du droit de les critiquer.

Aucune confusion n’est possible entre la libre critique de l’information et du journalisme et les attaques liberticides contre la liberté de la presse et l’indépendance des journalistes, contrairement à ce que tentent de faire croire ceux qui entendent réserver le monopole de la critique des médias aux seuls tenanciers des médias (qui n’en abusent guère, il est vrai...)

Qualité de l’information

On ne saurait confondre, comme invitent à le faire les tenanciers des médias commerciaux, et, plus généralement, les tenants du libéralisme le plus débridé, la liberté de la presse et la liberté des entreprises de presse, quel que soit leur statut, de faire et de produire n’importe quoi, n’importe comment.

 La qualité de l’information ne peut être garantie par le seul respect de règles déontologiques, si le respect de celles-ci est soumis à des conditions de production de l’information qui incitent à les transgresser en permanence.

 La qualité de l’information ne peut être garantie quand elle est subordonnée à une concurrence commerciale effrénée qui dicte la recherche par tous les moyens d’une audience maximale ; quand les informations sont prioritairement, voire exclusivement, traitées comme des produits quelconques (quand ils ne sont pas frelatés), destinés non à des citoyens mais à des clients ;

 La qualité de l’information ne peut être garantie que dans la mesure où celle-ci n’est pas un pur enjeu de concurrence commerciale, mais résulte d’une conflictualité démocratique effective. L’information est nécessairement un enjeu de luttes et de conflits qui supposent un débat organisé et permanent. C’est de l’organisation même de l’espace médiatique, des formes d’appropriation des médias et des pouvoirs dont disposent les producteurs et les destinataires de l’information que dépendent la qualité des conflits dont l’information est l’enjeu et le produit.

La diversité et la qualité de l’information et du débat public dépendent donc de ses conditions de production et de diffusion.

En particulier

 Le respect des règles déontologiques suppose que celles-ci soient intégrées à la convention collective nationale des journalistes. Mais ce respect restera caduc si les journalistes ne disposent d’aucun pouvoir collectif sur les choix économiques, l’organisation des rédactions et l’orientation éditoriale des médias dans lesquelles ils travaillent ;

 L’organisation démocratique du droit à l’information suppose que soient abolies les formes les plus outrancières et autoritaires d’intervention arbitraire et directe du pouvoir politique. Encore convient-il de se prémunir contre le retour toujours possible de ces formes d’intervention et contre la persistance de formes plus insidieuses ;

 L’organisation démocratique du droit à l’information suppose que l’espace médiatique ne soit pas livré à des médias concentrés et financiarisés, aux appétits de leurs actionnaires et aux alliances qu’ils peuvent contracter avec le pouvoir politique. Partout, ces groupes cherchent à s’opposer à toute forme de régulation de la concentration et de la financiarisation des médias, à obtenir des dérégulations qui leur soient profitables ou à contourner les régulations existantes. Toutes les formes de censure, visibles et invisibles, se multiplient. Les journalistes, consentants ou rebelles, subissent une profonde dégradation de leurs métiers, notamment parce que le journalisme est un laboratoire de la précarité.

Ce sont donc, une fois encore, les formes d’appropriation, de financement et de régulation de l’espace médiatique lui-même qui sont en cause.

Pluralisme de l’information

Les droits d’informer et d’être informé ne peuvent être garantis que par le pluralisme, généralement compris comme pluralisme des opinions politiques, mais dont le principe doit être clarifié et étendu. Le pluralisme suppose que la multiplicité toujours souhaitable des médias favorise la pluralité des opinions et la diversité (mais aussi fasse droit à la variété des goûts et des cultures). Le pluralisme, pour être lui-même pleinement garanti, doit s’exercer selon deux modalités : comme un pluralisme généralisé et comme un pluralisme particulier à chaque média.

 Comme un pluralisme généralisé à l’ensemble de l’espace médiatique (que l’on pourrait qualifier d’« externe », si ce qualificatif n’était pas souvent retenu pour désigner exclusivement la pluralité des opérateurs eux-mêmes)
 Comme un pluralisme particulier à chaque média (que l’on pourrait qualifier d’« interne ») diffère selon qu’il s’agit de médias d’opinion qui assument une orientation éditoriale de parti pris (voire partisane) ou de médias de consensus qui prétendent fédérer des publics ou des usagers indépendamment de leurs opinions.

Or, contrairement à une illusion et une confusion répandues et entretenues, la pluralité des opérateurs, des titres et des canaux n’est pas une garantie suffisante de pluralisme effectif. Loin s’en faut. En particulier, la concentration des médias et la concurrence commerciale qui les oppose assujettissent le pluralisme à des logiques marchandes (et partisanes) qui minent la diversité des informations (gagnée par une certaine uniformité) et la pluralité des opinions (marquée par la marginalisation des minorités).

Indépendance de l’information

Le droit d’informer et d’être informé, fondements de la liberté de la presse, garantis par un pluralisme véritable, supposent l’indépendance des producteurs d’information et, au premier chef, l’indépendance des journalistes. Les journalistes ne vivent pas en état d’apesanteur : ils dépendent toujours, jusqu’à un certain point, de leur trajectoire sociale, de leur statut professionnel et de l’environnement économique et politique qui pèse sur eux. Mais cette relative dépendance peut être limitée et une indépendance relative doit être garantie.

 L’indépendance des journalistes n’est garantie que dans la mesure où ils ne sont soumis ni à l ’arbitraire du pouvoir politique, ni à celui de leurs employeurs, qu’ils soient publics ou privés.
 L’indépendance des journalistes repose sur les combats indispensables, toujours légitimes et souvent prioritaires, contre toutes les formes de violence perpétrée contre les journalistes par des forces politiques ou militaires, et pour la protection de l’activité des journalistes contre les ingérences arbitraires ou autoritaires (voire dictatoriales) du pouvoir politique. Mais ces combats ne suffisent pas à préserver l’indépendance des médias et des producteurs d’informations.
 L’indépendance des journalistes suppose qu’ils soient soustraits à l’arbitraire des directions entrepreneuriales, managériales et éditoriales, toujours promptes à se mobiliser contre toutes les formes de violence et d’arbitraire, excepté les leurs.
 L’indépendance individuelle de chaque journaliste dépend de l’indépendance collective des rédactions. La protection contre les pressions directes qui peuvent s’exercer sur chacun dépend des pouvoirs collectifs dont les journalistes doivent disposer dans chaque média.

Appropriation des médias

L’appropriation privée (et concentrée) des moyens d’information et de communication n’est pas une fatalité. L’appropriation publique n’est pas condamnée à virer au contrôle étatique sur l’information. Sans doute, l’expérience historique enseigne-t-elle que, sous couvert de défense de l ’ intérêt général (du peuple, de la révolution, etc.), le contrôle gouvernemental sur les médias est une tentation permanente. Mais nous ne saurions confondre ce contrôle gouvernemental avec toutes les formes de garanties et d’aides publiques destinées à préserver et à développer un service public de l’information (de la culture et du divertissement). De même, l’expérience historique enseigne que, sous couvert de rentabilité d’entreprises médiatiques qui doivent être en mesure de financer leurs activités, l’assujettissement aux lois du marché finit par imposer la recherche prioritaire de profits. Nous ne saurions confondre les conditions de rentabilité et les conditions de profitabilité qui soumettent les entreprises médiatiques aux intérêts particuliers des groupes financiers et de leurs actionnaires.

Tels sont les quelques principes et repères qui peuvent guider les projets de transformation et d’appropriation démocratique des médias.

Henri Maler

Contribution publiée dans le n°30 de Savoir/Agir, revue trimestrielle de l’association savoir/agir, décembre 2014, p. 113-119. Consultable sur le site de Cairn info .

Notes

[1« La liberté de la presse n’est pas un privilège des journalistes, mais un droit des citoyens », proclame à juste titre la première phrase de l’Appel de la Colline (lancé avec Mediapart par plus de quarante titres de presse, associations de défense des libertés, syndicats, et des dizaines de personnalités politiques et de la société civile, pour défendre la liberté de l’information). Mais il ne précise pas de quelle liberté de la presse il est question.

[2Même par le Freedom of Information Act adopté aux Etats-Unis en 1966 ou le Freedom of Information Act adopté en 2000 en Grande-Bretagne, puisque les « sources documentaires » ne concernent que celles émanant des agences fédérales, et encore, non sans restriction (concernant par exemple toutes les informations ayant trait à la sécurité de l’État, telles celles de la NSA, de la CIA ou des différents corps d ’armée).

[3Consultable sur le site de l’Association des journalistes professionnels de Belgique.