La radicalité de Pierre Bourdieu

À propos de Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique. Textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo [1]. Article publié dans Le Monde diplomatique

Publié par les éditions Agone, qui viennent de le réimprimer après l’incendie qui a détruit tous leurs stocks, ce livre de Pierre Bourdieu, « oublié » par les grands médias, restitue un parcours de quarante années d’interventions publiques et permet de mesurer la constance, la diversité et la cohérence d’un engagement.

Un engagement qui, n’en déplaise à ceux qui préfèrent l’ignorer, n’a pas l’âge de sa visibilité médiatique : contemporain des premiers travaux du sociologue sur l’Algérie (et contre le colonialisme), il n’a pas cessé après cette date. Sans doute a-t-il connu des inflexions significatives, mais, même dans ses versions officielles et institutionnelles - les propositions pour la réforme de l’enseignement supérieur, par exemple -, il ne s’est jamais confondu avec une vision étatique de la société et de la politique. Sa radicalité, démocratique et souvent libertaire, ne date pas de 1995, quand tous les maîtres tanceurs qui trônent dans les médias ont commencé à se coaliser pour déplorer une radicalisation qu’ils mesuraient à l’aune de leurs abdications.

Les textes choisis par Franck Poupeau et Thierry Discepolo mettent en évidence que, plus diverse qu’on ne le croit communément, la liste des fronts d’intervention de Pierre Bourdieu sociologue correspond à peu près à celle des écrits de sa bibliographie. Ainsi, malgré la multiplication des cibles, l’engagement public de Pierre Bourdieu est toujours resté, pour l’essentiel, celui d’un « intellectuel spécifique », au sens où l’entendait Michel Foucault : hostile aux essayistes spécialisés dans l’occupation des médias dominants et aux experts spécialisés dans la rationalisation de la domination ; soucieux de mettre une connaissance rigoureuse au service de transformations sociales effectives.

On peut alors vérifier la cohérence de cet engagement spécifique, non pour lui délivrer d’emblée un certificat de validité, mais pour bénéficier de ses apports. Parce que toute sa sociologie détourne de cette funeste illusion, le « militantisme sociologique » de Pierre Bourdieu n’a rien à voir avec un quelconque scientisme doctrinaire qui prêterait à la science le pouvoir exorbitant de transformer la société en la soumettant à ses décrets. En revanche, Bourdieu enseigne qu’il faut connaître les inerties sociales qui s’opposent à la transformation de la société (et au rôle que peut prétendre y jouer la connaissance scientifique) si l’on veut vraiment la transformer et voir cette connaissance prendre la part modeste, mais parfois décisive, qui peut lui revenir dans cette transformation.

C’est pourquoi Bourdieu fut à la fois un défenseur farouche de l’autonomie du champ intellectuel et, plus tardivement, comme il le reconnaît lui-même, un défenseur ardent de la transgression des limites de la bienséance académique qui prétend préserver la pureté de la connaissance en confinant ses acteurs dans l’enceinte du Savoir. C’est pourquoi, au nom de la même exigence, Bourdieu, en dépit ou plutôt à cause de sa notoriété, en appelait à la constitution d’un intellectuel collectif propre à déjouer l’individualisme narcissique de ceux qui se consacrent prioritairement aux médias qui les consacrent.

Mais comment favoriser la circulation entre les savoirs militants et les contributions savantes, s’il est vrai - comme Pierre Bourdieu le savait fort bien - que les premiers portent, par et dans l’action, des connaissances qui ne sont pas de simples préjugés ? Et quels rapports établir entre l’investissement dans la recherche, voire l’engagement militant du chercheur en sa qualité de chercheur, et l’engagement militant dans les combats quotidiens, s’il est vrai que le militantisme scientifique bien fondé ne se confond pas avec le carriérisme académique bien compris ? Ces questions, parce qu’elles renvoient à des tensions qui ne peuvent pas être totalement résorbées, restent ouvertes. Pierre Bourdieu, en s’efforçant de contribuer à l’existence d’un mouvement social européen, avait choisi de les affronter, sans rien renier des exigences que les textes réunis ici restituent pleinement.

Notes

[1Editions Agone, février 2002, 487 pages, 32,95 euros.

Mots-clés :