Entretien sur l’utopie (avec Daniel Bensaïd) – automne 1995

Entretien avec Daniel Bensaïd, publié dans Critique communiste n°143, automne 1995. À propos de mes deux ouvrages : Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx (1994) et Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx (1995)

Daniel BensaïdTu relèves dans les textes de Marx de 1844-1845 une utopie persistante de l’émancipation comme réalisation ultime de l’essence humaine. Or, ces textes, notamment La Sainte Famille et L’Idéologie allemande, sont aussi ceux où se trouve consommée la rupture radicale avec les philosophies de l’histoire universelle. Quelle est selon toi l’articulation de ces deux problématiques à première vue divergentes ?

Henri Maler - L’adoption du communisme par Marx, en 1844-1845, repose sur une dialectique téléologique de réalisation de l’essence humaine qui fonde une utopie promise : une utopie dont la portée critique est explosive, mais qui menace de demeurer stérile car, avec elle, ce sont les perfections imaginaires et les solutions illusoires qui sont de retour. Perfections imaginaires dans la mesure où cette utopie promet une parfaite adéquation des formes d’existence des hommes à leur essence ; solutions illusoires, puisqu’elles sont données avec le problème : « le communisme est l’énigme résolue de l’histoire humaine ». L’utopie exaucée avant même de s’être accomplie est du même coup condamnée. C’est l’insistance de cette utopie promise, d’abord rectifiée puis effacée que j’essaie de traquer d’un bout à l’autre de l’œuvre de Marx. Mais pour faire le tri : mon objectif n’est évidemment ni de découvrir enfin le Vrai Marx, ni de jeter la dernière pelletée de terre sur son tombeau, en compagnie de tous ceux qui veulent enterrer le spectre du communisme avec le cadavre du stalinisme.

Car la conception de Marx est remarquable par les tensions qui l’habitent, et cela presque d’emblée. Marx, dans les Manuscrits de 1844, n’hésite pas à confier à la nécessité de la dialectique - la négation de l’essence humaine dans son aliénation qui appelle la négation de cette négation par l’appropriation de l’essence humaine - la certitude que l’histoire apportera l’action nécessaire à son accomplissement ultime. Mais, quelques mois plus tard, on peut lire sous la plume d’Engels, dans La Sainte Famille, que l’histoire n’est pas un sujet, et encore moins une machine, qui se servirait des actions des hommes pour réaliser ses propres fins [1]. On est alors à cent lieues d’une conception qui attribuerait à l’histoire le soin de résoudre elle-même sa propre énigme. La rupture est ouvertement consommée dans L’Idéologie allemande. Mais l’est-elle complètement ? On peut en douter...

La rupture est officielle avec les philosophies de l’histoire qui la confondent avec l’accomplissement d’une perfectibilité originaire de l’Homme ou une virtualité originaire de l’Esprit : une histoire qui serait à elle-même son propre sujet, parce qu’elle accomplirait un absolu originaire à la fois moteur et mobile. L’histoire n’est pas cet automate, ni même cette taupe révolutionnaire qui, aveuglément, creuserait le sous-sol de la domination. Marx n’a jamais épousé le progressisme béat qu’on lui prête parfois ni laisser sa conception se confondre avec la dialectique solennelle qu’il affectionne souvent. Sa critique de la dialectique de Hegel ne laisse planer, du moins à première vue, aucune équivoque : il récuse une conception onto-logique de la dialectique qui la présente nécessairement comme le déploiement d’un absolu originaire, comme il récuse, du même coup, toute conception téléologique de la dialectique qui (comme toute téléologie infinie, même quand elle reste immanente) attribue à une cause finale transcendant le cours de l’histoire le soin d’en déterminer l’orientation et la fin. Cette rupture est officiellement accomplie par Marx à travers la rupture avec l’idéalisme hégélien, puis avec l’humanisme feuerbachien.

Pourtant, Marx déploie très inégalement les conséquences de ces ruptures, en particulier tant qu’il recourt, d’abord ouvertement, puis plus discrètement, à une promesse utopique fondée sur la dialectique de la réalisation de l’essence humaine. Sans doute, Marx n’est-il pas le théoricien d’une histoire automate qui se servirait des actions des hommes à ses propres fins et accomplirait ainsi un destin primordial et universel. Mais il ne cesse de doubler l’histoire empirique d’une histoire essentielle qui délivre le sens et la destination de la première. Une histoire qui placerait l’utopie sous sa protection n’est pas nécessairement une histoire qui serait son propre moteur : même les décrets de la Providence doivent composer avec les actions des hommes. Marx rompt avec l’histoire automate, mais pas avec l’histoire tutélaire qui, par le truchement de l’action des hommes qui posent leur propres fins, se présente comme si elle était disposée (par la procession des modes de production, la spirale de la négation de la négation) en vue du communisme. L’équivoque est constante. La formidable percée en direction d’une conception disruptive de l’histoire est périodiquement colmatée par les abus d’une dialectique fermée. Il faut renoncer à concilier, mais faire le tri.

Daniel BensaïdEffacée plutôt que dépassée par sa critique, l’utopie subsisterait chez Marx en tant qu’utopie négative : la nécessité utopique du communisme neutralise alors la stratégie qui devrait permettre de le réaliser en actualisant la prépondérance du politique par rapport à l’histoire imaginaire. « La stratégie, dis-tu, n’est jamais que l’expression de la nécessité comprise, au point qu’histoire et stratégie se confondent. » On peut souscrire à ces formules heureuses, a fortiori si l’on pense aux silences stratégiques de Marx comparés à la pensée de part en part stratégique de Lénine. Mais quelle est d’après toi la part des raisons théoriques et des raisons pratiques dans ce manque ? Quel est plus précisément la fonction de « l’utopie requise » par rapport à la stratégie défaillante : sentiment non pratique du possible, comme le dit Lefebvre ou simple symptôme de l’immaturité des conditions objectives ? Quel est enfin le rapport du discours politique de Marx (discours prolixe : voir le tome IV des Ecrits dans la Pléiade) à ses silences stratégiques ?

Henri Maler - Marx est loin de se désintéresser des questions stratégiques, comme en portent témoignage son intérêt pour les questions diplomatiques et militaires. Il se passionne pour les exigences stratégiques qu’impose le jeu des relations entre les États (le rôle de la Russie dans le jeu de la révolution et de la contre-révolution, par exemple) et les possibilités latérales au cours dominant de l’histoire (les possibilités offertes par la commune russe, notamment). Mais, en général, les impératifs stratégiques tendent à se confondre avec la nécessité historique. Pourquoi ? A l’affaissement du point de vue stratégique chez Marx, je vois au moins deux raisons théoriques, d’ailleurs solidaires.

La première fait corps avec la critique des utopies doctrinaires qui à l’écart du mouvement historique réel inventent des solutions qu’elles prétendent lui imposer ou réaliser dans son dos. Pour Marx, le rôle de la théorie est d’exprimer ce mouvement historique, et non de prétendre le façonner. Mais, au nom du refus de prescrire, une telle critique porte en elle le risque d’une confusion entre posture dogmatique et posture stratégique. Inversement, et sur ce point la conception de Marx a valeur de mise en garde, le point de vue stratégique peut n’être que le masque d’une incantation doctrinaire. Mais prétendre se borner à exprimer le mouvement réel, c’est prendre le risque bien connu de s’abandonner à son cours apparent ou alors de l’investir d’une destination immanente dont l’action concertée ne serait que l’auxiliaire.

La seconde raison théorique de l’effacement de la stratégie englobe la précédente. Le discours de Marx oscille en permanence entre la tentative de démontrer la nécessaire possibilité du communisme et la tentation d’en promettre la nécessaire effectivité. Si le premier point de vue l’emportait constamment, l’actualité d’une émancipation radicale ne se confondrait pas avec la promesse de son effectuation. Les échecs ne s’expliqueraient pas seulement par l’immaturité des conditions du succès. Les incertitudes de la lutte ne seraient pas seulement renvoyées au rôle du hasard, mais à une ouverture plus profonde de l’histoire, qui ménage l’espace propre à la stratégie. En revanche, quand la nécessité historique ne prononce pas seulement la réalisation de conditions indispensables, mais promet l’accomplissement de l’inéluctable, il ne reste plus, en guise de stratégie, qu’à libérer le présent pour accoucher de l’avenir ou à accélérer l’avenir déjà inscrit dans le présent. Mais le possible utopique n’est pas seulement en attente de maturité : toujours contrarié, il est plus rarement disruptif. Le bégaiement ou le balbutiement n’appartiennent pas seulement à son enfance. La crise et la fracture ne signent aucune maturité par elle-même prometteuse. Le possible utopique n’est pas un tournesol tourné vers l’avenir radieux. Ce n’est pas non plus, contrairement à une métaphore insistante de Marx, un rejeton qui attend dans les flancs du capitalisme l’heure de sa délivrance. L’actualité insistante d’une bifurcation de l’histoire place périodiquement ses acteurs au bord du gouffre : stratégie est le nom du franchissement - incertain, aventureux et indispensable.

Daniel BensaïdTu écris que la critique explicative et la critique normative sont soudées chez Marx par la dialectique de l’essence. D’où le thème de la nécessité historique et ses ambiguïtés. Comment cette nécessité se conjugue-t-elle avec les incertitudes de la lutte ?

Henri Maler - Marx critique la posture éthique et dogmatique des utopistes quand ceux-ci se bornent à condamner le capitalisme au nom de ses contradictions. Dans le meilleur des cas, ils perçoivent les contradictions et les condamnent, mais sans les comprendre. Alors qu’il s’agit de comprendre ce qui dans les contradictions du capitalisme le rend historiquement condamnable, c’est-à-dire porteur des virtualités d’une autre civilisation. Pour cela il faut saisir la dialectique intime de l’essence du Capital (les rapports internes qui le structurent et lui impriment sa dynamique) : c’est cette dialectique qui le conduit à rencontrer ses propres limites comme un obstacle qui ne peut être franchi qu’en abolissant le capital lui-même. Voilà pourquoi la critique du capitalisme est en permanence sous-tendue par la perspective de son dépassement. En ce sens, la critique de Marx est toujours normative : la critique du fétichisme est sous-tendue par l’hypothèse de son abolition, la critique de l’exploitation par l’hypothèse de sa suppression, la critique de l’État politique par l’hypothèse de son dépérissement. Comme sont normatives, plus généralement, la critique des séparations fondée sur l’hypothèse de leur annulation, et la critique des médiations (la médiation de l’échange marchand, la médiation d’une émancipation strictement politique) fondée sur l’hypothèse de leur dépassement. De telles hypothèses reposent sur un modèle sous-jacent dont la critique vérifie la validité théorique et historique.

Il n’en faut pas plus à la critique positiviste la plus banale pour reprocher à Marx d’avoir confondu science et éthique, faits et valeurs, compréhension du capitalisme et condamnation de ces méfaits. L’option éthique serait à la rigueur acceptable à condition de rester déconnectée de la froideur scientifique. Et la perspective pratique ne serait concevable qu’à condition d’être comprise comme une application technique de la science. Autant dire qu’une telle critique passe complètement à côté de ce qui fait la force de la théorie de Marx. Le point de vue de la transformation du monde domine totalement sa perspective : il s’agit de comprendre comment le monde se transforme pour transformer le monde. Une critique qui se donne un tel objectif sollicite un horizon normatif, sans cesser pour autant d’être scientifique, mais en un sens, jusqu’à Marx, inédit.

Cet horizon normatif, d’ailleurs, n’affleure qu’occasionnellement dans les œuvres postérieures à 1848. Pourtant, même dans les Grundrisse ou Le Capital, ce modèle est encore, mais en pointillés, celui d’une réalisation de l’essence humaine dans des formes d’existence qui lui seraient adéquates. L’essentialisme méthodologique qui permet de comprendre le capitalisme se double d’un essentialisme critique qui confronte le capitalisme aux exigences de réalisation de « l’humanité sociale » (pour reprendre une expression des Thèses sur Feuerbach). Une telle méthode ne va pas sans problèmes. Mais elle ne quitte pas le terrain (abandonné par le scientisme à courte vue) d’une critique rigoureuse. Il en va tout autrement quand ce modèle est promis à son accomplissement... Une fois encore la nécessité historique du possible menace d’être dévorée par la promesse historique.

Daniel Bensaïd – « La certitude de l’avènement du contenu dispense d’en anticiper les formes ». Elle « présuppose que la forme viendra d’elle-même résoudre les problème ». J’imagine que tu penses notamment au peu de précisions consacrées aux formes institutionnelles de la démocratie politique et sociale, y compris à la forme du parti de classe et à ses liens avec le mouvement sociale. Mais comment éviter dans cette anticipation utopique la rechute doctrinaire ?

Henri Maler - Le refus de préparer des recettes pour les marmites de l’avenir a pour contrepartie, dans l’œuvre de Marx, la certitude que l’avenir découvrira, le moment venu, les recettes d’un festin dont le menu est déjà établi et l’échéance déjà fixée, même si la date reste incertaine. Le contenu du communisme est tracé avant que ne soient identifiables les formes de son accomplissement. Marx ne renonce pas à détecter ces formes : les formes de socialisation comme les formes du dépérissement de l’État. Pourtant, non seulement cette détection est morcelée et parfois contradictoire, mais elle est relativisée au point de devenir totalement secondaire. Un seul exemple : dans la critique du programme de Gotha, Marx n’hésite pas à affirmer que le programme n’a pas à s’occuper des formes sociales et politiques de la période de transition - la période de la dictature du prolétariat. Au nom des urgences de l’action immédiate, dont les programmes d’avenir risquent de détourner, la prospection est abandonnée à l’œuvre de la science qui, certes, peut entrevoir le contenu de l’avenir, mais, bien sûr, ne peut en prévoir les formes. Au nom d’une critique des inventions doctrinaires, abandonnées à des génies solitaires, la voie, peut-être étroite, d’une invention collective, n’est même pas envisagée. Il faut prendre la mesure du prix payé d’une critique unilatérale de l’utopie : sous couvert de refuser de fétichiser les formes ou de distinguer la forme et le contenu (à propos de l’URSS ou de la Chine, selon les goûts), combien d’illusions sont nées de l’espérance que le contenu échappe à la forme qui le défigure ! Et, aujourd’hui, face à des questions aussi pressantes que celles de l’espace social et politique de l’Europe ou des nouvelles formes d’organisation du travail et du temps libre, nous continuons encore trop souvent à nous retrancher derrière quelques mots d’ordre, indispensables mais insuffisants.

Reste alors la question que tu poses. La rechute doctrinaire et la tentation sectaire qui la suit comme son ombre menacent évidemment à chaque fois que la réalité refuse de souscrire aux projets de sa transformation : on se retranche alors derrière la défense de principes ou l’élaboration de systèmes, dont les vertus immunitaires sont sans borne. Si l’histoire se dérobe et la catastrophe perdure, il suffit, pour l’expliquer, de recourir à une cause absente : le défaut d’application de la théorie juste et/ou l’abandon de principes inaltérables. À ce jeu, il ne coûte rien d’avoir toujours raison, puisque l’on ne prend jamais le risque d’avoir tort. D’un certain marxisme comme vaccin universel...

Contre le risque de rechute doctrinaire, il n’existe évidemment aucune garantie absolue, surtout quand on s’aventure sur le terrain d’une utopie projective qui se propose d’esquisser les formes possibles de l’émancipation. Mais on peut prendre quelques précautions qui ont, au moins partiellement, valeur de méthode et de perspective. Ici encore, c’est avec Marx que l’on peut tenter d’aller au-delà de Marx. Le point de vue doctrinaire relève à la fois de la méthode théorique et de la posture politique. Est dogmatique selon Marx la méthode qui consiste à s’opposer à la réalité existante sans saisir en elle les conditions et les contradictions disruptives qui sont déjà à l’œuvre et permettent de les dépasser. Est doctrinaire, par conséquent, la posture politique qui consiste à tenter d’imposer dans le dos du mouvement réel quand ce n’est pas contre lui, des solutions qui ne prennent pas en compte son existence. Une telle critique trace en creux une autre perspective, théorique et politique.

L’élaboration de modèles utopiques, dans le meilleur sens du qualificatif, consiste à partir des tendances déjà à l’œuvre, mais contrariées, ainsi que des formes propres de la réalité existante, mais mutilées de leur potentiel de rupture, pour détecter les contradictions qui poussent le capitalisme à son abolition et les conditions qui tendent vers un nouveau type de civilisation. Cette méthode est une méthode de détection des gisements d’utopie. Son nom est connu, même si son usage mal contrôlé l’a fait tomber en désuétude : dialectique. A condition de faire figurer, comme Marx a tenté de le faire, les forces susceptibles de s’emparer des virtualités utopiques au nombre de ces virtualités, on peut espérer que les esquisses utopiques des formes sociales et politiques ne tournent pas à la construction doctrinaire. Mais il existe une autre garantie.

L’intellectuel collectif susceptible de s’emparer de l’invention d’une utopie démocratique est peut-être en train de changer de visage, même si ce visage grimace encore sous les ruines cumulées du stalinisme et du social libéralisme. Il existe aujourd’hui de nouvelles figures de l’intellectualité qui sont socialement très différentes du rêveur ou du prophète utopique du siècle dernier : les savoirs militants de toutes celles et de tous ceux qui, victimes de l’oppression, tentent de la combattre se sont élargis et approfondis. les intellectuels spécifiques, dont Deleuze et Foucault ont tenté de déterminer le rôle et qui interviennent déjà dans tous les chantiers de la transformation sociale, se sont multipliés, et avec eux les capacités d’expertise de toutes les formes de l’intolérable et du possible. Leurs limites - nos limites - sont aisément repérables : engagement sectoriel sans point de vue d’ensemble ; politique des coups d’épingle sans politique de rupture. La radicalité de certains engagements contraste avec la timidité des choix politiques : c’est ce fossé qu’il faut combler. Comment pourrions-nous le faire sans créer, en même temps, les conditions d’une invention démocratique de l’utopie. Peut-être est-ce en ces termes qu’il faut reformuler les questions lancinantes du programme et du parti.

En tout cas, la dialectique comme méthode de détection et la démocratie comme procédure d’invention sont les seuls remèdes que je connaisse aux tentations doctrinaires et sectaires. Mais aucune utopie d’émancipation n’est aujourd’hui pensable et possible sans cette prise de risque : repenser ses normes, ses formes et ses idéaux.

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Marx contre Marx ?

(Extraits de l’introduction de Convoiter l’impossible)

(...) Aux utopies qui confient à des projections et des évasions imaginaires le soin d’accomplir leurs projets - aux utopies prises en flagrant délit de fuite éperdue et d’errance sans fin - Marx aurait opposé, sans renier tout ou partie de leurs aspirations, le sol historique et stratégique où prendre pied sans prendre racines. Le passage du socialisme de l’utopie à la science ou de l’utopie abstraite à l’utopie concrète aurait accompli, du moins en pensée, la rupture décisive et ouvert un chemin qu’il ne restait plus qu’à emprunter. Hypothèses devenues certitudes, convictions devenues croyances : faut-il insister sur toutes les raisons d’en douter ? Mais pas au point de s’en remettre à l’illusion d’une histoire qui tirerait elle-même ses propres leçons : sans détour par Marx, aucun détour par l’utopie ne permettrait de donner de nouvelles chances à une théorie et une stratégie de l’émancipation. Aussi devons-nous poser face à Marx notre question initiale - quelle utopie appelle l’autocritique de l’utopie ? - pour la convertir en cette autre question : quel héritage utopique de Marx appelle la critique de Marx ?

Mais existe-t-il seulement un héritage ? Rescapé du naufrage, un marxisme mi-mondain, mi- savant, qu’il en revendique le titre ou qu’il le récuse, pointe le nez et, croyant ainsi sauver l’essentiel, propose de ranger le communisme de Marx au magasin des accessoires de sa pensée, pour ne conserver que la caisse à outils où chacun, économiste, historien, philosophe, selon sa discipline, trouverait des instruments nécessaires à ses grandes recherches ou à ses petits bricolages. Cela n’est pas rien, mais cela n’est pas tout. La théorie de Marx n’est pas indépendante de son projet : fonder sur la critique scientifique de l’ordre social existant la perspective d’une émancipation radicale, à laquelle Marx réservait le vocable de communisme. Et ce projet mérite mieux qu’une mise à la retraite anticipée. Avouons cette singulière obstination, partagée, nous le savons, avec d’autres : prendre le communisme de Marx au sérieux. (...)

Revendiquer un héritage utopique, pour les adeptes du marxisme littéral, résonne comme un paradoxe insoutenable puisque, sans nul doute, Marx s’est proposé de critiquer les utopies pour les congédier : ces utopies que leur dénomination même, dans la langue de Marx, condamne comme stériles, mais qui ne peuvent être enfermées, même pour Marx, dans leur mauvais concept. Pourtant, que l’on comprenne le projet de Marx comme il s’est compris lui-même ou qu’on en dégage le sens en dépit de ses formulations - qu’il ait dégagé le communisme de l’utopie ou donné à l’utopie son fondement concret - le dépassement des utopies du passé se solde, dans l’œuvre de Marx, non par l’abandon d’épaves englouties par un naufrage, mais l’accomplissement d’un sauvetage : Miguel Abensour (dont nous reprendrons largement, quitte à en modifier quelques termes, la problématique) l’a solidement établi [2]. Mais un tel sauvetage suppose une captation d’héritage et une opération de filtrage : un héritage de l’utopie par filtrage de l’utopie. Est-il vain de se tourner vers l’œuvre de Marx pour renouveler cette entreprise ? Car, à n’en pas douter, la pensée de Marx mobilise une utopie pour se défaire de l’utopie ; une utopie qui constitue, pour le meilleur et pour le pire, une condition nécessaire du développement de la théorie. Pour le meilleur et pour le pire : le but du présent ouvrage est de contribuer à effectuer le tri - ou, si l’on veut, d’opposer Marx à Marx - en soumettant son œuvre à une critique interne qui la mette à l’épreuve de l’utopie.

Encore ne s’agit-il que d’un parcours critique parmi d’autres parcours possibles et nécessaires : la lecture proposée, par conséquent, s’efforce d’échapper aux tentations de la critique ultime et intégrale (...). Une lecture sélective, pourtant, n’est pas condamnée à être arbitraire : c’est une question de méthode. Puisqu’il s’agit de filtrer l’héritage utopique de Marx, quel sera le crible ? Qui nous apprendra à distinguer le versant froid de l’utopie et son versant chaud ? Quelle est, si son existence doit être établie, cette utopie de l’ombre que la critique de Marx traîne derrière elle ? (...)

Ce qui est vrai de l’utopie que la critique impose de congédier le sera a fortiori de l’utopie qui doit bénéficier de notre hospitalité : si l’on se laisse enfermer dans le concept marxien de l’utopie, la théorie de Marx n’est à aucun titre, infâmant ou élogieux, une utopie. En revanche, un relevé des impensés de la critique marxienne des utopies permet de soumettre la théorie de Marx à l’épreuve de sa critique des utopies, précisément parce que la signification et la validité de cette théorie sont en question dans cette critique : les impensés de la critique marxienne de l’utopie coïncident avec les impensés utopiques de sa propre pensée. Une voie est alors tracée : prendre Marx au piège de sa propre critique des utopies. (...)

C’est dans cet esprit que nous nous sommes proposé de prendre la critique marxienne de l’utopie comme fil conducteur d’une critique l’utopie marxienne. Encore fallait-il prendre le temps de tisser le fil de la critique (avant de pouvoir bénéficier des appuis méthodiquement contrôlés que peuvent offrir certaines critiques de l’utopie). C’est donc à une double lecture de l’œuvre de Marx qu’il était nécessaire de procéder.

Une première lecture, exposée dans un précédent ouvrage, avait précisément pour objectif de défaire le commentaire classique et de refaire l’itinéraire de la critique marxienne de l’utopie : d’en parcourir la genèse, d’en retracer les figures, d’en éclairer les pronostics, et d’en mesurer les impasses. Les impensés de cette critique des utopies laissent alors entrevoir les impensés utopiques de la théorie qui la fonde, et permettent de tracer en pointillés une critique de l’utopie marxienne [3]. (...)

Une seconde lecture, proposée ici, permet alors de détecter les dimensions utopiques de la pensée de Marx et, en particulier, de cerner les figures qui permettent de transférer l’utopie démise au cœur d’une utopie promise. Si, à cette étape, l’utopie est prise encore en mauvaise part, c’est en un sens inédit dans la critique de Marx, comme dans la critique classique de l’utopie. C’est donc un bilan critique sans complaisance qui occupe la plus grande partie de cet ouvrage. Mais le filtrage de la théorie de Marx révèle que l’utopie promise coexiste avec une utopie requise : requise parce qu’elle est non seulement effectivement impliquée, mais surtout potentiellement indiquée.

L’itinéraire que nous invitons à parcourir nous conduira donc des contrées de l’utopie promise aux sentiers de l’utopie requise - avec Marx, mais malgré Marx. Pour déblayer cet itinéraire, nous avons tenté de le présenter comme une introduction, parmi d’autres possibles, à une lecture de Marx : nous avons donc essayé d’éviter les allusions qui auraient peut-être suffi aux spécialistes. Pour parcourir cet itinéraire, une attention scrupuleuse aux étapes et aux figures de la pensée de Marx était indispensable : nous espérons que le lecteur acceptera de mettre au débit de ce scrupule nos lenteurs et nos insistances.

Une première partie tente de montrer comment, initialement, la tentative marxienne de congédier l’utopie ne résiste pas aux tentations de l’utopie, voire aux promesses de l’utopie, que laissent transparaître la figure d’une utopie révélée, présente dans les œuvres de 1844 à 1845 et celle d’une utopie rectifiée, latente dans les œuvres de 1845 à 1848.

Une deuxième partie tente de mettre en évidence comment la période réputée la plus scientifique de l’œuvre de Marx - sa période dite de maturité - cède encore aux sortilèges de l’utopie : les mirages d’une histoire chargée de l’exaucer, les rêves d’une émancipation placée dans la pénombre, les pièges d’u²ne stratégie et d’une politique contrariées.

Une dernière partie - instruite de la critique marxienne de l’utopie et de la critique de l’utopie marxienne - tente de faire droit aux espérances de l’utopie et de ménager à celle-ci les ouvertures qui amorcent son sauvetage : de tracer les contours d’une utopie de bon aloi, disruptive et projective, forte d’une reprise utopique de la dialectique et d’une esquisse utopique de l’émancipation.

Pour accueillir cette utopie, il convenait d’abord de contribuer à élucider cette question : comment l’utopie désormais peut-elle être pensée ? On chercherait en vain ici une réponse à une question autrement plus délicate : à quelle utopie confier désormais nos combats et nos espérances ? Pourtant, si les vents chauds de l’utopie - car elle a ses vents froids - ne soufflent pas sur ces pages, pas plus qu’ils ne soufflent sur l’histoire au moment où nous écrivons, c’est avec eux que nous voulons voyager. Sans but, mais non sans idéal - sans Terre Promise, mais non sans boussole : Convoiter l’impossible !

Notes

[1« L’histoire ne fait rien, elle "ne possède pas de richesse énorme", elle "ne livre pas de combats » ! C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n’est pas, soyez en certains, l’"histoire" qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser ses fins à elles ; elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui »

[2Miguel Abensour, "L’Histoire de l’utopie et le destin de sa critique", Textures n°6/7 (1973) et n°8/9 (1974).

[3Henri Maler, Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx, L’Harmattan, 1994.