Éloge de la rébellion

Cette intervention a été rédigée dans la froidure sociale des premiers jours de novembre 1995, avant l’événement – le mouvement de novembre et décembre de cette année-là - qui promettait de changer le climat. Elle est parue dans un numéro spécial des Temps Modernes de mars-avril-mai 1996, dédié à l’engagement, à l’occasion des 50 ans de cette revue [1]. L’effondrement des régimes stalinisés engloutissait alors toute espérance sous leurs gravats. Les « petits maîtres » en résignation auxquels cette contribution fait référence ne méritaient pas d’être nommés : ils étaient connus de tous [2].

Près de vingt-ans plus tard, certains sévissent encore. Mais ils ont été partiellement supplantés par des rebelles réactionnaires, médiatiquement consacrés comme des briseurs de « tabous ». .« Tabous » en effet se dit désormais de tout ce que l’on veut détruire pour, de l’avenir émancipé, faire préventivement table rase. On prend alors la mesure, dans une conjoncture nouvelle, de l’ampleur du retournement historique dont l’éloge qui suit était déjà le témoin et auquel il tentait, avec les maigres moyens de l’écriture, de résister. Peut-être cet éloge peut-il encore résonner.

Éloge de la rébellion

« Ce qui suscita notre révolte, notre horreur, se trouve à nouveau là, réparti, intact et subordonné, prêt à l’attaque, à la mort. Seule la forme de la riposte restera à découvrir ainsi que les motifs lumineux qui la vêtiront de couleurs impulsives. » René Char [3]

Les apôtres du progrès écrivaient jadis une histoire permissive : au nom de l’avenir promis, ils s’accrochaient à la barre de chaque présent qui passe. Les clercs du désenchantement ânonnent désormais une histoire dissuasive : au nom du passé sinistré, ils ont mis l’avenir en cale sèche. Des historiens se transforment en notaires du fait accompli. Des philosophes continuent d’estimer que pour transformer le monde il suffit de changer notre interprétation de celui-ci. Dressés sur leurs ergots, les petits maîtres du moment affectent de croire que si le monde étouffe, c’est parce qu’il a avalé quelques concepts de travers. Les nouvelles figures de la belle âme prolifèrent. Elles aussi ont les mains sales ; mais ce sont des mains tâchées d’encre. Pour préserver l’innocence de leurs réponses, les bien-intentionnés préfèrent penser que les questions sont indécentes, à commencer par celle-ci : « Que faire ? » La crainte que des réponses trop simples ne fourvoient à nouveau les serments de vérité dissuade de renouveler cette interrogation sous une forme radicale. Complexité du réel, exigences du consensus, urgences du présent : les arguments se coalisent quand il s’agit de tétaniser tout désir de radicaliser nos refus et nos espérances.

Complexité ?

À contretemps du diagnostic de Marcuse, l’effacement des anciennes lignes de front a laissé émerger un monde unidimensionnel, mais complexe : ainsi vont la réalité et les apparences. Nous ne croyons plus ni aux grands récits ni aux grands partages. L’histoire, dit-on, ne s’ordonne plus autour du fil directeur des affrontements de classes ; la géographie, croit-on, ne partage plus les pays oppresseurs et les nations opprimées. Dans l’océan de nos perplexités, les méandres de l’histoire mêlent leurs eaux et les politiques métissent leurs options. La simplicité des affrontements s’est disloquée ; la complexité du réel s’est imposée.

La réconciliation prématurée avec le réel se prévalait jusqu’alors de sa rationalité ; désormais les esprits jadis pacifiés par la rationalité du réel sont relayés par les esprits complices de sa complexité. Autour d’elle s’affairent ses généralistes et prolifèrent ses spécialistes ; les premiers en font la théorie et abandonnent aux seconds le soin de s’en occuper.

Le stratège qui géopolitise entre l’O.N.U. et l’OTAN aperçoit, entre deux rangées de missiles, une tâche de dictature sans visage ou de massacre sans loi, téléphone pour prendre les ordres qu’il a lui-même donnés, et envoie ses fantassins et ses infirmiers. Ne pouvant rien à tous ces désordres, appliquons leur les théories du chaos.

Le diplomate qui déplie la carte du monde, chausse les lunettes indispensables à son regard planétaire, pointe du doigt une zone de conflits où se concentrent les rapports de forces qui font les petites et les grandes barbaries : les va-t-en-guerre du compromis ont rendez-vous avec les va-t-en-guerre de l’extermination. Ne pouvant rien à ces désordres, essayons d’en être les temporisateurs.

L’expert qui conseille en F.M.I., ouvre son courrier de statistiques et comptabilise les déficits, caresse du doigt les courbes de la misère et de l’humiliation, appelle sa secrétaire et gourmande, en connaisseur, des gouvernements insuffisamment dociles. Ne pouvant rien à ses désordres, feignons d’en être les guérisseurs.

Des éminences cardinales à leurs modestes sous-traitants, le politique, l’économique et le militaire pullulent d’intellectuels engagés dans les dédales de la complexité. Replions-nous, pour quelques temps derrière nos frontières. Que voyons-nous ? Les visages familiers de la compétence, courtiers et courtisans de la noblesse d’Etat qui multiplient pour elle leur capacité d’expertise : des protecteurs du savoir qui ne s’entendent qu’avec les détenteurs de pouvoir. Se mobilisent-ils sur quelque noble question sociale ? Sous couvert de complexité, l’agitation des experts prétend se substituer à la mobilisation des acteurs. Se disent-ils de gauche ? Il s’en trouve toujours pour mettre en musique cette forme dérisoire de la résistance : « les experts parlent aux experts ».

Le savoir de la complexité supporte mal que l’action schématise. Mais à la pointe de toute décision, il n’existe que l’alternative entre un « oui » ou un « non » - entre le « pour » et le « contre », dangereusement mais nécessairement simplifiés. La décision est toujours en guerre, et partage le monde en deux camps. À chacun sa version du partage : telle est l’éthique minimale de la démocratie. À chacun son camp : telle est la morale contraignante de l’action. Car, à la pointe de la décision, les motifs se taisent : ce dont il n’est plus temps de parler, il faut le faire. On comprend que la complexité ratiocinante se méfie de la simplicité militante : les détours de la connaissance semblent menacés par les raccourcis de l’action. Et comme le courage d’agir ne se laisse pas déduire du désir de comprendre, l’intellectuel complexe engrange des raisons pendant que les saisons passent, et délègue à d’autres les risques de l’intervention. Du même coup, le parti de la complexité, quand il s’agit de ces risques, se confond aisément avec le parti de la diplomatie et de l’énarchie : autant dire, en général, de la gestion de l’état de fait.

Peut-il en aller autrement ? On peut en douter. Les passeurs de certitudes, confiants dans une histoire qui avait dans le prolétariat déposé l’universalité de l’émancipation et dans la tête de l’intellectuel la représentation de cette universalité, sont déchus. L’autoroute de l’histoire a perdu ses auto-stoppeurs : l’intellectuel prophétique survit encore, mais réduit au rôle d’imprécateur chargé de mimer la transgression. Les passagers du labyrinthe, livrés à une histoire qui a dispersé toutes ses espérances et multiplié tous ses caprices, lui ont succédé. Ils empruntent désormais d’ombreuses routes en lacet. L’intellectuel spécifique, invité par Foucault et Deleuze à sortir de sa tanière, n’est toléré qu’à condition de rester enfermé dans le rôle de spécialiste du moindre mal : chirurgien des égratignures et prescripteur de placebos.

Pourtant, de nouvelles formes de l’intellectualité couvrent tout le champ social et traversent toutes les sphères d’activité. Elles donnent des chances nouvelles à des formes nouvelles d’intellectuels spécifiques : des spécialistes au long cours, sans doute, mais décidés à éclairer la simplicité des choix, et non des cumulards préposés à ressasser la complexité des choses ; des acteurs des savoirs dominés et non des actionnaires du savoir dominant ; des embrayeurs de dissidence et non des rouages du consensus.

Consensus ?

Les prophètes de la rupture ont été licenciés par les professionnels de la suture. Ceux-ci forment une cohorte impressionnante : moralistes de la connivence qui badigeonnent les vertus et juristes de la décence qui se tiennent pour des moralistes, historiens de la normalité qui se portent garant de la nôtre et philosophes de la politique qui affectent de croire que le statu quo deviendrait respirable si l’on pouvait en amender les justifications. À les croire, l’intransigeance devrait s’effacer devant la compétence et la radicalité des refus irréductibles abdiquer au bénéfice de l’efficacité des progrès insensibles.

À entendre ces consentants, parler, ce serait subordonner la réplique à la supplique : témoigner de sa souffrance, avant de savoir se taire pour laisser aux interprètes le temps d’accomplir leur travail. La discussion, rabattue sur la transaction ou la négociation, devrait étouffer l’altercation : l’irruption, dans l’ordre policé du langage, d’une parole qui se fait connaître non pour nouer un dialogue, mais pour défaire un consensus ; non pour exhiber des plaies devant les yeux des guérisseurs professionnels ou pour obtenir réparation auprès des préposés de l’ordre, mais pour imposer ce que cette parole légitime.

À entendre ces pénitents, agir, ce serait subordonner la protestation à la proposition : ménager pour aménager. L’action politique, mais confisquée par ses professionnels et réduite à l’impuissance, devrait effacer la sédition : l’irruption, face à la machinerie de la domination, d’une action qui s’expose, non pour témoigner d’un malaise, mais pour défaire une fatalité ; non pour reconduire les actes ritualisés par l’ordre social, mais pour en subvertir les plus subtils agencements.

Subvertir, car transiger d’emblée, c’est renoncer d’avance : « Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s’affirment et des voix qui ne cassent pas [4].  » Des critiques et des refus, des voix et des actes : des altercations qui ne se confondent pas avec leur simulacre télévisé ; des séditions que n’intimident pas les raisonneurs compétents.

Quel peut être le sens de ces engagements ? Aux utopies réputées totalitaires qui étouffent la réalité qu’elles prétendent embrasser, la prudence recommande, nous dit-on, de préférer les actions humanitaires et les politiques fragmentaires. Mais les politiques fragmentaires caressent les plaies qu’elles désespèrent de guérir et les actions humanitaires guérissent des blessures que les politiques engendrent ou laissent suppurer : l’histoire catastrophique suit alors son cours sans désemparer.

Les actions humanitaires méritent d’autant moins les sarcasmes, qu’elles connaissent généralement leurs limites : condamnées à déléguer les solutions à ceux qui s’emploient à les rendre impossibles ou à apporter leur caution à des politiques impuissantes ou massacrantes qui ont besoin d’un alibi. Pourtant, entre les promesses de la gestion à courte vue et les espérances de l’utopie à longue portée, l’action humanitaire semble être désormais la seule politique morale. Dans les guerres de notre temps, elle ne connaît pour l’essentiel que les victimes ; mais, justement attentive à l’équivalence des douleurs, elle ne dispense pas d’interroger la hiérarchie des causes. Dans les misères de notre monde, elle vient au secours des plus pressantes ; mais, justement mobilisée auprès de vies qui n’attendent pas, elle n’est qu’une politique par défaut à laquelle toute politique fait défaut. Les urgences de l’humanitaire défient les patiences de la politique. Ce défi interdit de confondre l’action humanitaire et l’idéologie humanitaire : la première appelle une politique qui la radicalise ; la seconde se défausse - de préférence sur les professionnels de l’affliction soutenus par les sponsors de la compassion - de toute politique radicale : sous cette forme, l’urgence humanitaire est mariée, de gré ou de force, à la prudence - quand ce n’est pas à l’indécence - politique.

Les politiques fragmentaires ont provisoirement triomphé de toute alternative révolutionnaire. À l’échelle internationale, elles dispensent leurs arbitrages, diplomatiques ou armés, au bénéfice des vainqueurs. Dans le cadre national, elles multiplient les ajustements : quelques bavures à éponger et quelques urgences à affronter. Les pourfendeurs d’exclusion sociale dissimulent l’exploitation dont cette exclusion n’est que l’ultime et dramatique conséquence ; les réducteurs de fracture sociale tentent de plâtrer la division en classes dont la fracture n’est que la crevasse la plus béante. Au nom de la cohésion sociale, la politique se dissout dans la police [5], l’alternative se résout en alternance, le passage de droite à gauche devient une variété du stationnement alterné. Au nom de l’urgence, la métaphore médicale envahit le discours politique, comme si la politique n’était jamais qu’une forme de la médecine : au nom de l’urgence, convoquer la réforme ; au nom de l’urgence révoquer les utopies.

Urgences ?

Les urgences du présent invitent, d’abord, à s’en remettre à des réformes. Faut-il le craindre ? Les lamentations sur la nocivité de la réforme (car elle serait récupérée) ou sur l’impossibilité de la réforme (car nous serions piégés) ne sauraient tenir lieu de critique des réformes, et encore moins du réformisme.

Mais la réforme peut avoir pour adversaire le réformisme lui-même. Car ce n’est pas seulement son intention réformatrice qui le définit, mais l’unité d’une visée et d’une méthode : le traitement des symptômes par des réformes octroyées, au lieu de l’éradication des causes par des victoires obtenues. Les faiseurs ont supplanté les rêveurs. Mais qu’ont-ils faits depuis vingt ans ? Le réalisme a congédié les utopies. Mais pour quelle réalité ? Il suffit d’ouvrir les yeux ... À en juger par les services qu’ils ont rendus à l’urgence et à la réforme, les efficaces sont loin d’avoir le monopole de l’efficacité. Les médecines douces (de gauche), dispensées à leurs bénéficiaires sans leur participation et les traitements de chocs (de droite), imposés à des réfractaires qui n’auraient pas l’intelligence de leur situation sont les seules variétés tolérées de « la réforme », désormais indexée de préférence sur la régression. Sans doute, entre le libéralisme social et le socialisme libéral, la différence est-elle encore sensible ; mais le contenu est solidaire de la méthode : c’est à la radicalité des combats auxquels les réformes, mais indexées sur le progrès, peuvent donner un objectif ou une issue provisoire que celles-ci doivent leur sens. C’est pourquoi la gauche au pouvoir doit moins être jugée sur les résultats qu’elle n’a pas atteints que sur les combats qu’elle n’a pas menés, au nom de la démobilisation sociale qu’elle a elle-même entretenue. Elle se prépare à récidiver, prête, une fois encore, à dénoncer comme utopie son réalisme de la veille. Pourtant, la radicalité est moins impuissante qu’on ne le dit : il suffit de comparer les transformations sociales qu’elle a favorisées (et les reculs sociaux qu’elle a permis de contenir) aux effets d’une efficacité technocratique qui ne cesse de confondre l’urgence des solutions qu’elle assène et l’urgence des besoins sociaux à satisfaire.

Les urgences du présent invitent, selon la même logique, à différer les utopies d’avenir. Faut-il s’en plaindre ? Les lamentations sur l’impuissance de l’utopie (car elle détournerait des combats présents) ou sur la perversité de l’utopie (car ses rêves se transformeraient en cauchemars) ne sauraient avoir le dernier mot.

L’utopie est le revers indispensable de l’urgence. Sous la chape des besoins urgents grondent des aspirations utopiques. Utopie ? Et pourquoi pas ? L’utopie ne figure pas, en surface, sur la carte des sociétés existantes. Mais elle est logée, en profondeur, au cœur des virtualités du présent. Ses adresses sont multiples. N’en retenons qu’une seule : dans les sociétés développées, le chômage et la précarité, la misère et l’insécurité de l’existence tracent d’un trait épais le cercle de l’urgence et fixent les cibles des combats qu’elle commande : la réduction du temps de travail et l’obtention d’un revenu social garanti. Ces objectifs sont à la fois urgents et concrètement utopiques, puisqu’ils tracent, mais en pointillés, les contours d’une civilisation où la satisfaction des besoins ne serait plus entièrement conditionnée par le travail nécessaire et où le déploiement de l’activité humaine ne serait plus entièrement dévoré par le travail contraint.

La résistance au présent sinistré pointe en direction d’un avenir libéré. Sous les déchets de l’ordre se tiennent des gisements d’utopie. Dialectique  ? Et pourquoi pas ? La dialectique, pour peu qu’on la repense, ne se confond pas avec les caricatures qui ont justifié son discrédit. Depuis Fourier au moins, nous savons que les misères civilisées sont les formes destructrices de potentialités émancipatrices. Ainsi le chômage et la précarité accomplissent à leur intolérable façon la réduction du temps de travail et la redistribution de l’activité humaine, comme le RMI et l’assistance sont les figures grimaçantes et misérables de la satisfaction des besoins.

Dans tous les domaines, l’action au présent permet de détecter des possibilités latérales et des virtualités contrariées ; elle invite à projeter et à inventer les formes de leur accomplissement - à esquisser les contours d’une autre civilisation : une société où le libre développement de chacun serait la condition du libre développement de tous. Communisme  ? Et pourquoi pas ? Laissons la peur du mot, si l’on peut garder la chose : l’idéal, mais branché sur le réel, d’une société où l’affairement désordonné de quelques-uns ne serait pas la condition du développement mutilé de tous les autres.

En tout cas, la vitalité affirmative de l’espérance ne peut être que le revers de la virulence négative de la rébellion. Encore l’engagement n’est-il pas le bon mot ou le bon concept pour désigner cette rébellion, car celle-ci se mesure à des engagements qui lui toujours antérieurs : les engagements de l’intolérable. Ce sont eux qui invitent à transformer en maxime la confidence de René Char : « Afin que le mal demeure sans relève, j’ai étouffé ses engagements [6].  »

C’est ce refus radical qui engage. Mais cet engagement - si l’on tient malgré tout à garder le mot - n’est pas le choix pathétique d’un sujet qui s’interroge sur le visage de sa liberté sans emploi et de son malheur sans fond. Il n’est pas cette expiation de la liberté ou cette promesse de bonheur qui, grosses de tous les découragements et de tous les reniements, s’offrent à ceux qui croient vivre en état d’apesanteur sociale. Cet engagement n’est pas la troisième malédiction qui, à la sueur du front laborieux et à la douleur de l’enfantement, ajouterait les misères de l’action politique. Cet engagement n’est pas le devoir emphatique d’un sujet qui serait invité à rembourser une dette originaire ou à recouvrer sa souveraineté perdue. Il n’est pas, enfin, une traite tirée sur un avenir certifié : enracinée dans l’oppression qu’elle tente de conjurer, la rébellion se tient à la verticale d’une histoire désastreuse qu’elle tente de prendre à revers, plutôt qu’à l’horizontale d’une histoire promise dont on espère délivrer le sens.

Épilogue

Que serait l’engagement sans emportement ? Un tourment d’intellectuel livré en pâture à ses pairs et ses compères ; un sujet de dissertation qui, littéralement, n’engage à rien.

Il faut de tout pour faire un monde :

… des fonctionnaires du diagnostic et des experts de l’expertise, des spécialistes de la complexité et des laboureurs de la spécialité, des chantres de la modestie et des aèdes de la grandeur, des faiseurs de faisabilité et des diseurs de dicibilité : des efficaces de la gestion ;

… des professionnels du fondement et des bâtisseurs d’échafaudage, des ripolineurs de façades et des compositeurs de vertus, des jardiniers de l’être et des promoteurs du vide, des philosophes du post et des moralistes du kitsch : des esthètes du consensus ;

… des mémorialistes sans mémoire et des devins sans idéal, des notaires de l’histoire et des fossoyeurs de l’avenir, des tenanciers d’archives et des dépositaires de secrets, des témoins diplomates et des vice versa : des historiens du présent ;

… des journalistes du terroir et des reporters des trottoirs, des éditorialistes du Figaro et des politologues d’Instituts, des leaders d’opinion et des créateurs de marketing, des goûteurs de vins et des testeurs d’ivresse : des commentateurs d’actualité ;

… des éducateurs d’éducateurs et des conseillers des conseillers, des décideurs de décisions et des exécuteurs de basses-œuvres, des fabricants de neuroleptiques et des animateurs de télévision : des extrémistes de l’onction ;

… des guichetiers de l’aumône et des préposés de la compassion, des journaliers du réalisme et des saisonniers de la rigueur, des députés de droite et des députés de gauche : des actionnaires de l’action ;

… des gros plans télévisés et des arrière-plans anonymes, des habitants des beaux quartiers et des musulmans des banlieues, des souris des villes et des rats des champs, des tuyaux et des plombiers... et l’inévitable raton-laveur.

Mais rien n’interdit de préférer,

… aux responsables efficaces et aux fondateurs prolixes, Marx et Fourier ;

… aux historiens notariés et aux commentateurs patentés, Walter Benjamin ;

… aux rebouteux diplômés et aux représentants attitrés, le sous-commandant Marcos ;

… aux contrastes imaginaires et aux noces consensuelles : les ruptures franches et les complots séditieux, fomentés par les détecteurs de catastrophes et les prospecteurs d’utopie.

Henri Maler (novembre 1995)

PS. Ce texte à été repris par le site de L’Homme Moderne, puis par le site de Contretemps. Merci !

Notes

[1Les Temps Modernes, n°587, mars-avril-mai 1996, pp. 292-302. Cette version a été à peine revue.

[2Que l’on songe seulement et au prestige de la Fondation Saint Simon. Et à la gloire rencontrée par François Furet, grâce à son livre d’enterrement Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle (éditions Robert Laffont et Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1995). Ouvrage auquel répondait un livre (épuisé) que j’ai rédigé avec Denis Berger : Une certaine idée du communisme. Répliques à François Furet (édition du Félin, 1996.

[3René Char, « Heureuse la magie... » (1951), Recherche de la base au sommet, Pléiade, p. 652.

[4. M. Foucault, « Préface », in R. Knobelspiesse, Q.H.S. : quartier de haute sécurité, Paris, Stock, 1980, dans Dits et Ecrits, t. 4 p. 7.

[5. Au sens où l’entendait Foucault, au sens où l’entend Jacques Rancière (La mésentente, Galilée, 1995).

[6. René Char, « Vivre avec de tels hommes », Seuls demeurent (1938-1944), Pléiade, p. 144.

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