Au risque de l’utopie (2000)

Article publié dans le n°27 (numéro spécial de janvier-février 2000) de la revue Le Passant ordinaire, paru sous le titre « Y a un risque ? » : question à laquelle tente de répondre cette brève intervention.

Fin des illusions, nous dit-on : si, en cette fin de siècle, le retrait des utopies ne laisse que des déserts, c’est parce qu’elles ont contribué à les répandre. Pour se protéger des catastrophes historiques, il serait nécessaire et suffisant de se protéger des risques de l’utopie. Car il y a un risque ; il y en a même deux : la capture de l’avenir et la fuite du présent. De la capture de l’avenir, nous devrions refuser d’acquitter le coût exorbitant : une frénésie de l’ordre qui, dans l’histoire, fait nécessairement virer le rêve d’émancipation au cauchemar du despotisme. De la fuite du présent, nous devrions refuser de subir les effets délétères : l’abandon de la misère à elle-même au profit d’illusions compensatoires et de promesses illusoires. Deux objections et deux périls qui méritent examen.

Méfiances

Pour leurs pourfendeurs, les utopies seraient liberticides. Prisonnières d’un genre clos et uniforme, leur sens latent deviendrait manifeste avec les tentatives de réalisation : ces perfections imaginaires, soutenues par un rationalisme outrancier ou perverti sont vouées à un destin autoritaire ou totalitaire. C’est un peu court. Le rationalisme utopique ne lui appartient pas en propre et n’est pas sans histoire. Le totalitarisme utopique paraît bien léger quand on tente de lui attribuer la responsabilité des totalitarismes réels.

Pour ses amis, quand ils suivent la leçon d’Ernst Bloch, l’utopie ne se laisse pas réduire à une structure étouffante et invariante. Les utopies ont leur itinéraire ; seule l’intention utopique est invariante. L’utopie ne saurait être enfermée dans un genre ; l’utopie est une fonction où se croisent la pensée et le réel. L’intention peut sommairement se définir ainsi : la détection des possibilités contrariées par l’ordre social établi. Mais l’intention n’épuise pas la fonction : c’est parce que l’utopie habite le changement social, que la réalité s’offre aux tentatives de détecter sa propension utopique et de convoiter son accomplissement.

Les utopies sont diverses. Elles se divisent sur l’objet de leur convoitise : entre les utopies autoritaires (avides d’ordre et de restauration) et les utopies libertaires (anxieuses de liberté et d’émancipation). Elles se partagent sur la méthode, entre les utopies abstraites (qui rompent prématurément avec la réalité) et les utopies concrètes (qui se fondent sur ses virtualités). Elles divergent sur la fonction qu’elles remplissent ou qu’elles s’attribuent : entre les utopies projetées et les utopies pratiquées ; entre les utopies oniriques ou héroïques mais, somme toute, velléitaires ; et entre les utopies doctrinaires et les utopies révolutionnaires. L’espérance utopique, enfin, quand elle est désemparée, se polarise entre des utopies optatives, confiées à des souhaits, et des utopies prédictives, rivées à des promesses. Les variations et les variétés de l’utopie laissent penser que sa critique appartient aux utopies elles-mêmes. L’utopie est autocritique. Aucun projet d’émancipation ne peut faire l’économie de cette question : par-delà les vœux pieux et les promesses vides, à quelle utopie permet d’en appeler l’autocritique de l’utopie ?

Le marxisme – tant qu’il restait vautré dans le commentaire orthodoxe - prétendait détenir la réponse : le passage du socialisme de l’utopie à la science aurait accompli, du moins en pensée, la rupture décisive et ouvert un chemin qu’il ne restait plus qu’à emprunter. Les destins de la pensée de Marx permettent, pour le moins, d’en douter. Mais aucun verdict de l’histoire n’est définitivement sans appel. Marx vaut sinon le retour, du moins le détour : pour filtrer son héritage. Dont la meilleure part est utopique et libertaire...

Urgences

... mais dont la visée nous détournerait des urgences du présent. Et de ce qu’il exige : des dos qui ne plient pas, des voix qui ne cassent pas, des révoltes qui ne se repentent pas. Mais l’utopie habite ces refus et séjourne à proximité de leurs acteurs. Car l’utopie n’est pas - ou n’est pas seulement - une espérance qui refuse de céder : c’est aussi un désespoir qui refuse de grandir. Et sous la chappe des besoins urgents grondent des aspirations utopiques ; sous les déchets de l’ordre se tiennent des gisements d’utopie.

Ce n’est en rien en dénaturer le sens des combats les plus immédiats que de les inscrire dans la perspective utopique qu’ils tracent en pointillés : une société où la sphère de la nécessité n’envahit plus tout le champ social et où l’activité des hommes n’est plus dévorée par le travail contraint ; une société où le libre développement de chacun serait la condition du libre développement de tous.

Communisme ? Et pourquoi pas ? Laissons la peur du mot, si l’on peut garder la chose. Encore convient-il de le doter d’un projet et à cette fin, détecter dans tous les domaines, les possibilités latérales et les virtualités contrariées ; projeter et inventer les formes de leur accomplissement ; esquisser les contours d’une autre civilisation.

Programme ? Et pourquoi pas ? Le communisme n’est pas un mouvement privé d’objectifs. Pourtant, un programme - dont le nom, malencontreusement, suggère un avenir tracé d’avance - semble condamné à fournir des recettes pour les marmites de l’avenir. Marx se méfiait de ces rêveries - qui ont tourné au cauchemar avec les marxisme stalinisé. Mais devons-nous, comme Marx lui-même, laisser à une histoire fantomatique le soin d’accomplir ce que l’invention collective des hommes est dispensée de concevoir ?

C’est autour de la discussion d’un projet d’émancipation, qui se donnerait non comme un modèle à imiter ou à appliquer, mais comme une esquisse à rectifier que la dispersion des forces et l’éclatement des références peuvent être surmontés. Car la révolte contre l’intolérable ne peut, sous peine de s’enfermer dans une utopie humanitaire - généreuse mais, à la longue, impuissante -, faire l’économie d’un projet : pour accomplir d’anciens idéaux, en forger de nouveaux. Utopiques, à n’en pas douter...

Henri Maler

NB. Cette intervention est, pour une part, un exercice d’auto-plagiat de passages d’autres articles.